Cannes 39: Amos Gitaï, président du jury, le cinéma et la paix

Le cinéaste Amos Gitaï préside le jury de Cannes 1939, qui comme le Jury cannois, mais avec 80 ans de décalage aura la responsabilité de décerner ce samedi des Grands Prix qui distingueront, sans doute avec un regard bien différent de celui de l’époque, les meilleurs films de cette sélection reconstituée à l’occasion de cette édition posthume du Festival de Cannes 1939.

Amos Gitaï

Le festival Cannes 1939 à Orléans, en plus de la projection des films sélectionnés en 1939, propose des projections de films sur les événements qui ont marqué cette période, mais aussi des passionnantes “leçons de cinéma”, coups de projecteur sur la pratique cinématographique de cinéastes de renom, qui interrogent tous sur le rapport du cinéma à la société.

Amos Gitaï, cinéaste israélien qui réside aujourd’hui entre Haïfa et Paris, mais travaille dans le monde entier,  a réalisé près d’une centaine d’œuvres, de natures et de formats très variés. Il s’est lui aussi prêté à cet exercice d’une “leçon de cinéma”, décrivant son rapport pour le moins original avec cet art. Après la projection d’un extrait du film “Kippour” qui décrit le vécu du réalisateur dans une scène de guerre pour le moins éloignée des films de propagande vus à l’occasion de ce festival, il nous livre quelques réflexions tout aussi personnelles que politiques.

Extraits de la “Leçon de Cinéma” d’Amos Gitaï animée par Antoine de Baecque

A propos de Cannes 1939

“Je trouve cette idée vraiment formidable parce qu’il y a cette trace de ce geste de Jean Zay de faire opposition au festival de Venise qui, l’année précédente, sous la pression de Goebbels, a donné le Grand Prix à Leni Riefensthal, la cinéaste préférée de Hitler, et je crois que Jean Zay, c’est ce que j’ai découvert dans votre proposition, a fait les choses que l’on peut faire avec la culture, la culture ne va pas changer directement la politique, malheureusement ou heureusement, mais ça permet de marquer une position et Jean Zay a réussi à réunir les grands cinéastes de son époque, américains et européens, pour faire un geste civique, et je trouve cette idée géniale. Les festivals permettent de montrer l’actualité de la production mais je trouve très bien aussi de montrer que le cinéma a aussi sa propre histoire.

Ce qui m’intéresse c’est de voir comment les cinéastes réagissent avec la catastrophe qui va venir, et effectivement il n’y en a pas beaucoup, il y a des comédies légères, des films agréables mais il y a très peu de réalisateurs qui réagissent à cette tempête qui va tuer des dizaines de millions de personnes en Europe. J’ai regardé tous les films avec cette sorte d’arrière pensée: comment les images peuvent enregistrer un événement qui n’a pas encore eu lieu ? Après il y a des choses très réussies, des lumières, des décors, des chorégraphies…”

L’architecture et le cinéma

“Mon père était architecte au Bauhaus avec Kandinski et d’autres, et le Bauhaus est la première école supérieure que les nazis ont fermée. Ils avaient compris que cette architecture modeste minimaliste ne pouvait pas servir les nazis alors il fallait la détruire pour faire place à l’architecture de Speer. Moi j’ai commencé mes études d’architecture alors que mon père était déjà décédé et j’ai décidé de faire des études d’architecture pour parler avec mon père mort, et comprendre son projet. J’ai fait mes études en Israël puis j’ai fait un master à Berkeley, et quand j’ai eu tous les tampons académiques, je me suis dit maintenant je vais faire autre chose.

Le cinéma était en parallèle [de mes études], mais l’autre événement c’est la guerre du Kippour en 73, comme tous les étudiants j’ai été mobilisé j’étais dans un l’hélico de sauvetage qui a été abattu par un missile syrien cinq jours après le début de la guerre et alors on peut dire que c’est par cet événement que je suis devenu cinéaste j’avais envie de trouver un médium plus direct pour parler de ce temps et petit à petit j’ai fait des courts métrages qui ont reçu des prix. Il faut un temps pour l’expérimentation, et après mon doctorat je suis rentré en Israël j’ai fait House mon premier film.

J’aime bien le documentaire parce que j’aime observer, mais je n’aime pas les documentaires manipulateurs ou doctrinaires et si je vois des choses trop manichéennes pour la bonne cause je commence à me poser la question sur la cause […]. Je fais souvent l’analogie: pour moi le documentaire c’est comme l’archéologie: on découvre le site et là il faut être très délicat si on applique trop de force on détruit, si on découvre un vase et on amène le bulldozer, il n’y a plus de vase. La fiction c’est un travail architectural: on a une idée et on transforme cette idée en œuvre.”

Le film “House” , premier documentaire en 1980

“House raconte l’histoire d’une maison* à Jérusalem qui appartenait jusqu’en 48 à un palestinien. Après le massacre de Dir Yacine, le gouvernement israélien a logé des immigrants juifs algériens dans cette maison, et après la guerre de 67 avec l’extension de la ville un économiste israélien va reprendre cette maison à la famille algérienne et il va transformer cette maison d’un étage en une villa de trois étages. Pour ce faire il va amener des ouvriers palestiniens des camps de réfugiés et des pierres de Hebron. Cette maison est comme une figure narrative et quand j’ai fini le film c’était l’arrivée du Likoud (droite) au pouvoir, et mon film a été bloqué. J’avais fait un film plutôt calme et j’ai été obligé de défendre le film et c’est peut être à ce moment là que je suis devenu cinéaste: je devais lutter pour le film que j’avais décidé de faire , ce n’est pas moi qui ai politisé mes films, c’est mes films qui m’ont politisé. Je suis alors parti à Paris invité par Serge Daney à la cinémathèque et je suis resté sept ans, et c’est là que je me suis formé à la fiction.”

A propos du  film “Kippour” (2000)

“C’est Samuel Fuller qui m’a beaucoup encouragé à faire ce film parce que je trouve que les films de guerre sont beaucoup trop bavards et comme on l’a vu là, à la guerre, il n’y a presque pas de paroles, il y a juste le bruit de l’hélicoptère et les dialogues sont strictement fonctionnels. Même si Apocalypse Now  est un film très fort, mais Coppola a laissé le chef opérateur mettre plein de fumée de couleur comme si c’était la Scala de Milan (rires). Cette scène c’est vraiment une scène chaotique de rupture et de toutes façons, ces films qui regardent ces grands événements historiques, la guerre, la religion écrasent les individus et c’est vraiment un sujet qui m’intéresse et dans lequel le cinéma peut apporter un point de vue.

Dans toutes les démarches artistiques ont fait une variation sur un thème, il y a toujours une sorte de fantôme qui revient, il y a des textes, des lettres de ma mère, la guerre du Kippour, il y a le texte de l’historien Flavius Joseph à partir duquel j’ai fait le spectacle avec Jeanne Moreau sur comment les fanatiques prennent le pouvoir à Jérusalem il y a deux mille ans et détruisent la souveraineté dont la résonance existe toujours aujourd’hui. A chaque fois, j’aime bien re-contextualiser.”

Le cinéma et les médias

“Comme le moyen orient est bombardé par les médias, tous les journaux de 20 h de la planète parlent tout le temps de ce conflit interminable, le cinéma doit proposer une autre lecture et une des choses à faire c’est de changer de rythme de visionnage parce que le journal de vingt heures c’est toujours “Speedy Gonzales” (rires), c’est toujours très bref et manichéen, le cinéma peut intégrer des moments plus longs, et sur cette question [du moyen orient] il faut être critique mais pas hostile. Là on est à Cannes 1939, mais l’Europe est la dernière à pouvoir donner des leçons aux Israéliens et aux Palestiniens parce que l’Europe a massacré des dizaines de millions de personnes sur tout le continent pour arriver à la simple conclusion que l’on peut ne pas être d’accord mais qu’il ne faut pas s’entretuer.

L’histoire d’Israël c’est une histoire forte qui mérite un cinéma fort pas une sorte de plaisanterie comme notre actuel ministre de la culture israélien qui veut que le cinéma devienne un art de propagande de la politique de M. Nétanyahou. Le meilleur hommage que quelqu’un peut faire à son pays c’est de faire une œuvre critique, je crois que c’est le sens des mémoires de Jean Zay, critique sans hostilité et sans concession aussi. J’ai toujours pensé qu’Israël est un pays qui mérite notre compassion à cause de l’histoire du XXe siècle, les Juifs ont le droit d’avoir un morceau de terre sur cette planète mais tout cela ne justifie pas des tireurs qui vont tirer sur des manifestants à Gaza. Le Moyen Orient n’est pas divisé entre des gens angéliques et des salopards parce qu’ils sont tous les deux, les deux, peut-être dans des proportions différentes, et je crois que le cinéma c’est aussi un geste pour parler de l’autre, de respecter l’autre qui n’est pas de la même culture et il faut commencer quelque part .”

Ma famille et l’histoire d’Israël

“Je suis le résultat de la co-prodution entre un Juif immigrant qui est mon père et ma mère qui est née sur la terre d’Israël parce que mes grands parents maternels étaient des socialistes juifs arrivés de Russie en 1905 pour créer une société laïque et progressiste, et mon père qui a été jugé par les nazis, battu, cassé les dents, et qui heureusement n’était pas loin de Bâle où il a été accueilli par Paul Klee du Bauhaus. Et quand les Suisses ont commencé de rendre les Juifs allemands aux Allemands, il a eu la bonne idée de partir. Moi je suis le produit de cette co-production et ça a été l’expérience de ma famille”

“Quand j’étais enfant dans notre appartement à Haifa, il y avait une sorte de canne gravée très belle et un jour j’ai demandé à mes parents c’est quoi cette canne et on m’a dit c’est quelqu’un qui est arrivé par bateau que l’on a accueilli et après il est parti à la guerre et il n’est jamais revenu. C’est quelqu’un qui n’avait pas de famille qui arrivait des camps qui avait le désir de vivre paisiblement et tout de suite il est parti pour la bataille de Jérusalem où beaucoup sont morts et qui a chassé les Palestiniens qui est l’origine du conflit actuel que l’on peut retrouver dans mon spectacle récent “Lettre à mon ami de Gaza” avec le texte de Mahmoud Darwich.”

Le premier ministre Yitzhak Rabin

“Le projet d’Israël pour ce groupe de gens était de transformer l’existence juive, de ne pas être seulement marchand ou tailleur, mais être paysan et soldat. Les Juifs étaient condamnés à ne pas cultiver la terre parce que le pape à partir du XVIe siècle déclare que si les Juifs sont propriétaires de la terre ils vont la contaminer. D’ailleurs le premier ghetto, le ghetto de Venise construit en 1516 obligeait les Juifs qui en sortaient à porter l’étoile jaune qui n’est pas une invention des nazis. Yitzhak Rabin au départ ne voulait pas être militaire mais avec la guerre de 48 il est devenu militaire et finalement chef d’état major mais il a gardé une sorte de simplicité de parole que je trouvais intéressante, il est sans doute la figure la plus opposée au pouvoir actuel et malheureusement la seule véritable opposition [aujourd’hui] est un homme mort. Je trouve que ce duel entre un type qui a grandi dans la droite américaine qui est un grand malin des médias grand manipulateur, face à ce Rabin très simple, ce duel mérite [notre attention]”

Changer les règles d’observation

“J’aime bien changer mon rythme d’observation, on a vu ici un film d’Eisenstein, la théorie du montage était trop, on a abusé c’est à dire de compresser le temps de visionnage de façon manipulatrice. Eisenstein était un grand réalisateur mais il a été repris par des publicités, qui ne vous laissent pas un espace de réflexion. J’aime bien avoir la capacité de réfléchir pendant que je visionne. Le cinéma doit imposer des blocs temporels, des continuités non-interrompues qui permettent de reconstituer la situation. On change les règles d’observation et ça m’intéresse de changer les règles d’observation surtout dans cette région qui souffre d’un bombardement d’images et dans ce qu’on appelle social media (que je trouve un “unsocial media” parce que c’est une sorte de communauté virtuelle qui n’est pas vraiment une communauté), il y a un problème avec le traitement de l’image et je trouve que le cinéma que je fais propose une autre façon de voir […]”

“Ce que l’on voit dans l’image c’est quelque chose qui existe et je crois que dans les souterrains de notre vision ça existe cette sorte de marché, que le cinéma reste un acte civique. [Dans ce film sur l’assassinat de Rabin] je devais prendre cet acte tellement traumatique de l’assassinat de Rabin comme rupture du processus de dialogue entre Palestiniens et Israéliens et dans un an on va marquer un quart de siècle depuis cet assassinat, et on voit le résultat. Je ne fais pas de culte de la personnalité mais je trouve qu’il a eu l’audace de s’attaquer à une situation très compliquée.”

Orléans 15/11/2019

*“Gitaï veut que cette maison devienne à la fois quelque chose de très symbolique et de très concret, qu’elle devienne un personnage de cinéma. Il arrive l’une des plus belles choses qu’une caméra puisse enregistrer en direct : des gens qui regardent la même chose et qui voient des choses différentes.”
— Serge Daney, Libération, 1er mars 1982

Festival de Cannes 39 à Orléans

Du 12 au 17 novembre

Projections au Théâtre et au cinéma Les Carmes

Programme détaillé et grille des projections sur le site www.festivalcannes1939.com

Pass à acheter en ligne : www.festivalcannes1939.com ou aux points de vente Office de tourisme, Auchan, Carrefour, FNAC, Leclerc.

Aucun pass vendu au Théâtre ou aux Carmes.

Soirée d’ouverture mardi 12 novembre au Théâtre

Remise des prix samedi 16 novembre à 19h30 au Théâtre

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