L’Historien en Conférence à la fac de droit d’Orléans (Amphi Simone Veil)
mercredi 6 novembre à 18 h.
Une République d’hommes. « Merci pour ce moment » !
Après les Hommes providentiels et La République des traîtres, Jean Garrigues revient nous présenter sa dernière livraison d’analyses sur 150 ans de République, du « dictateur » du gouvernement de Défense nationale de 1870 au jupitérien Macron, toujours d’un style vivant, sobre et illustré d’anecdotes et de portraits : la République incarnée.
Cette République est genrée, masculine, voire virile et très sexuée comme en témoigne l’ouvrage, très complémentaire, qu’il vient de publier chez Payot : Une histoire érotique de l’Elysée
qui évoque l’obsession de la conquête, du pouvoir et des femmes, des locataires de « l’Élysée-Bourbon » des Bonaparte à #MeToo.
Seule Simone Veil, récemment entrée au Panthéon avec son époux Antoine, incarne aux yeux des Français la République, cette Marianne promise à des hommes de pouvoir. A contrario, Germaine Coty, Claude Pompidou ou Brigitte Macron ont su trouver le cœur des Français, même si la « first lady » n’est qu’un produit d’importation non transposable. Danielle Mitterrand et Bernadette Chirac ont montré caractère et engagement, faisant contraste avec l’effacement, volontaire ou subi, de « Tante Yvonne » et d’Anne-Aymone Giscard d’Estaing. Quant au déficit d’incarnation des deux derniers titulaires de la fonction, il a sans doute été aggravé par l’instabilité ou l’absence d’incarnation conjugale du palais présidentiel entre 2007 et 2017.
Le triptyque de la « démocratie charismatique » et le déficit d’incarnation de la « République des Jules »
Succédant à un empire plébiscitaire, au césarisme d’un second Bonaparte, qui plus est élu Président au suffrage universel direct en décembre 1848, comment la Troisième République peut-elle résoudre son paradoxe d’incarnation tout en défendant la collégialité d’un pouvoir avant tout parlementaire ? Léon Gambetta, critiqué pour sa « dictature à la romaine » durant la guerre de 1870 se mue en modeste « commis-voyageur de la démocratie » pour convertir les masses rurales à une République modérée, en complicité avec Thiers, le « libérateur du territoire », républicain tardif et de raison. Avec Victor Hugo, incarnation flamboyante de la fraternité, du rêve européen et de l’idéal, ils recouvrent les trois formes d’incarnation du triptyque « rassemblement-patriotisme-idéalité ». En revanche, Jean garrigues montre pourquoi la « République des Jules » ne parvient pas à assurer la « démocratie charismatique », en dépit des qualités de Ferry, leader de la République opportuniste et incarnation de la politique scolaire, ou de Grévy, l’inflexible et austère républicain, ce premier « président normal », l’anti-Gambetta sur tous les plans, l’anonyme idéal pour désincarner la République. Dans le processus de passage d’homme providentiel en icône, les funérailles nationales voire la panthéonisation jouent un rôle majeur, spécialement avec Hugo.
Le paradoxe de la « constitution Grévy » : les Présidents appréciés d’un régime contesté
L’usage républicain du « chef de la nation » ayant été initié par Grévy, malgré une fin de mandat ternie par le scandale des décorations et le « malheur d’avoir un gendre » agioteur, le député de Loches Wilson, Sadi Carnot, héritier d’une dynastie républicaine, invente l’incarnation présidentielle face au péril populiste du mouvement boulangiste. Il comprend qu’il « faut que la République se montre dans sa personne », voyage, donne des soirées, répand ses portraits dans les mairies, organise un arbre de Noël à l’Elysée, réinvente, après le Prince-Président, le bain de foule présidentiel et les « joyeuses entrées » dans 73 villes de 40 départements, avant de mourir pour la République. A l’inverse, l’échec du « président des riches », Casimir-Perier, l’héritier orléaniste démissionnaire faute d’incarnation, interroge et établit une « concordance des temps » avec l’échec de VGE. Avant tout connu pour sa fin tragicomique, directement liée au dernier ouvrage de Jean Garrigues, Félix Faure suit une stratégie compassionnelle pour rendre la République populaire, embarquant la presse dans ses déplacements de façon très moderne, visitant systématiquement casernes, hôpitaux, écoles, mairies, chambres de commerce, son fief colonial. Au-delà des scandales, des crises, des contestations, y compris l’affaire Dreyfus, la « Force tranquille » des présidents de la Belle époque, le dreyfusard Émile Loubet, le « nougâteux de Montélimar », et le bedonnant propriétaire viticole de Nérac, Fallières, imposent une réelle « présidence normale » appréciée des Français, bien que ou parce que l’Elysée échappe aux principaux leaders, aux hommes d’État, de Ferry à Briand en passant par Waldeck-Rousseau, grand législateur social, mais froid, sorte de Jospin avec un siècle d’écart, et bien sûr le grand Clemenceau, trop tigre pour être mis en cage dans le périmètre contraint des pouvoirs présidentiels des lois de 1875.
L’entre-deux-guerres dégrade la pratique de l’incarnation présidentielle, de la dépression institutionnelle de Deschanel à l’échec révisionniste de Millerand, qui échoue à imposer une volonté vrai présidentielle et un collège électoral élargi aux conseillers généraux. A la place, la compassion consensuelle de « Gastounet » Doumergue, puis le double deuil incarné par Doumer, marqué par la mort de 4 fils durant la Grande Guerre et assassiné, donnent une couleur sombre à la France victorieuse, mais exsangue du tournant des années Trente, avant le déficit d’incarnation d’Albert Lebrun, le « sot pleureur » des caricaturistes, vide en partie comblé par les causeries radiophoniques à la TSF du « sage de Tournefeuille », pratique de contact direct avec les citoyens également empruntée par le « mirobolant » André Tardieu, Georges « Mandel le Grand », « l’homme qu’on attendait », particulièrement Churchill en juin 1940, et la figure martiale d’Édouard Daladier.
Les incarnations opposées des années noires et de la Quatrième République
Loin de l’idéal pacifiste et européen incarné par Briand, l’aspiration à la personnalisation d’un pouvoir fort trouve un débouché dans le slogan de Gustave Hervé « C’est Pétain qu’il nous faut ! », sur fonds de nostalgie du mouvement anciens combattants pour l’union « comme au Front », de rassemblement national et de réforme de l’école contre les instituteurs laïcs socialisants. Si l’appel du 18 juin impose en De Gaulle, ce général rebelle, le triptyque Jeanne d’Arc-Gambetta-Clemenceau face à « l’étrange défaite », Jean Moulin, « le préfet résistant », Jean Zay le « résistant de la veille », anti-munichois, s’opposent aussi à la figure symbolique du maréchal Pétain, de l’illusion du rassemblement endeuillé de l’Armistice au « vent mauvais » de la division dès le choc de l’entrevue de Montoire. Ami de Jean Zay et incarnation comme lui de l’avenir d’une République ressourcée à la Libération, PMF ne réussit à surmonter la contradiction d’incarner la République moderne en refusant la personnalisation inhérente au scrutin présidentiel, d’où l’impasse du refus et l’échec du « ticket » improbable avec Gaston Defferre en 1969. Sous le régime mal-aimé de la Quatrième République, les locataires de l’Elysée surmontent l’impopularité et réussissent bien au-delà de la caricature de l’inauguration des chrysanthèmes à exercer une réelle magistrature d’influence tout en assurant la dignité de l’image du régime, de l’intrusif Auriol eau débonnaire René Coty.
La Cinquième République : succéder à « la statue du Commandeur »
À la suite du général de Gaulle, cette « France éternelle » qui renoue avec Jeanne d’Arc, Gambetta et Clemenceau, l’incarnation de la fonction présidentielle est à la fois inscrite dans la constitution révisée en 1962 et rendue inatteignable par la comparaison avec « l’homme du 18 juin ». L’habileté de Pompidou réussit à relever ce défi de l’incarnation, là où la modernisation du cérémonial par VGE rend une impression d’artificialité dans la démarche de rapprochement de ce grand bourgeois aux rêves aristocratiques vers le peuple. En définitive, François Mitterrand est le successeur du général qui s’inscrit le plus dans ses traces, en un mimétisme symbolique troublant.
Avec Jacques Chirac, parvenu sur le tard à son objectif élyséen, proximité et empathie renouent avec certains modèles des Républiques parlementaires, avant le tournant communicationnel du « coup d’éclat permanent » de Nicolas Sarkozy qui nourrit et détermine l’agenda des médias, mais démonétise la grandeur de la parole présidentielle. Ces excès, mais aussi le crash de la candidature DSK, conduisent François Hollande à tenter l’impossible : incarner une « présidence normale », tel un chef de gouvernement d’Europe protestante scandinave. Mais il est rattrapé par la chronique extra conjugale et par les dissensions de sa majorité. Vainqueur éclair par une campagne d’outsider à la Giscard, Macron est conscient de ce déficit d’incarnation, mais sa posture jupitérienne est venue se fracasser sur le mouvement des Gilets jaunes. Comment incarner sans imposer, comment décider et sortir de l’impuissance de l’action publique sans court-circuiter les corps intermédiaires ni les élus des territoires ? Nul doute que ce dilemme sera au cœur des combats de 2022.
Pierre Allorant