Il y a 75 ans, Orléans sous les bombes

Cela fait partie intégrante de la mémoire des Orléanais, de leur histoire ; le souvenir douloureux et tragique des derniers mois de la fin d’une guerre marquée par d’intenses bombardements sur la ville. Le peuple d’Orléans avait déjà connu les bombes, c’était en juin 40. Elles avaient endeuillé sa population et marqué le paysage, à l’image de cette place du Martroi dévastée.

Par Jean-Pierre Delpuech, professeur d’Histoire-Géographie,
directeur éditorial des Éditions Infimes.  Il s’intéresse en particulier aux questions de mémoire et de patrimoine.

En ce joli mois de mai 1944, les bombes ne sont plus allemandes mais proviennent des Alliés. Plusieurs vagues de bombardements vont viser la cité johannique causant de terribles dégâts et la mort de centaines d’innocentes victimes ainsi que de nombreux blessés. Quelles furent ces journées et ces nuits de feu et d’acier qui meurtrirent la ville et sa population ? À quelle stratégie ces opérations aériennes de bombardement obéissaient-elles ? Quelle mémoire offre-t-on à cette blessure qui contribua à faire d’Orléans une ville martyre et dont les travaux de reconstruction entrepris après-guerre ne donnent qu’une partielle mesure du calvaire enduré ?

Mai 1944, Orléans bombardée par l’aviation anglo-américaine

Orléans. Place des Acacias à la suite du bombardement.

Enfant d’Orléans, j’entendais le récit de ma grand-mère me racontant que mon grand-père préférait gagner les combles de leur immeuble plutôt que l’abri pour chercher à observer les avions. « Ils bombardent de très haut, ce sont les Canadiens ! » aurait-il dit à l’époque à l’occasion d’une de ses nombreuses observations. Terrible perspective que d’imaginer les libérateurs semeurs d’une mort aveugle. Et pourtant, il fallait bien l’envisager, les bombardements massifs sur de nombreuses villes françaises en ce printemps 1944 rappelaient aux Orléanais que leur cité ne saurait être définitivement épargnée.

Le jeudi 11 mai 1944, en début d’après-midi, sept vagues de bombardiers sont observées à l’est de la ville ; ils volent à très haute altitude ; puis on entend un peu plus tard, vers 14 h 30, plusieurs détonations, ce sont les rues des Carmes et d’Illiers qui viennent d’être touchées, des immeubles entiers ont été détruits. Le bilan est lourd : 46 victimes. Que s’est-il passé ? On pense qu’un bombardier américain victime d’une avarie ou accroché par la chasse allemande a choisi de s’alléger en larguant ses bombes, qui au lieu de tomber dans la Loire, se seraient dispersées plus au nord, sur lesdites rues. Le 15 mai, la cité en deuil rend un émouvant hommage sur le parvis de la cathédrale Sainte-Croix à ces innocentes victimes, là même où quelques jours plus tôt, elle célébrait sa libératrice.

Le bombardement suivant a lieu dans la nuit du 19 au 20 mai. Il touche les faubourgs nord d’Orléans et la commune de Fleury-les-Aubrais ; c’est bien la gare de triage des Aubrais qui est visée. Le 20 mai, à 0 h 50, une première vague d’avions de reconnaissance balise le terrain en lâchant des fusées-parachutes. Les Orléanais et les Fleuryssois ont raconté cette vive lumière rougeoyante annonciatrice de l’enfer que les bombardiers (118 Avro Lancaster et 4 de Havilland Mosquito) allaient provoquer pendant une bonne vingtaine de minutes.

Chargement en bombes de l’Avro Lancaster ‘S for Sugar’, du 467 escadron, à Waddington, Lincolnshire, 1944.

C’est effectivement un spectacle de désolation qui s’offre aux regards de la population au petit jour, à Fleury, comme dans le faubourg Bannier. Le millier de bombes lâchées par la Royal Air Force (1) ont causé la mort de 105 personnes et occasionné de nombreux blessés. On parle de seize km² ravagés et de centaines d’immeubles sinistrés. Même le Grand cimetière d’Orléans a été touché…

Gare de Fleury-les-Aubrais à la suite du bombardement du 20 mai 1944.

Orléans n’en a pas encore fini avec ce déluge de feu qui peut s’abattre désormais à tout instant sur elle. Ainsi, le mardi 23 mai 1944, alors que la sirène retentit pour la deuxième fois, à 2 h du matin, les bombes éclatent sur la ville. Cette attaque de la RAF qui visait à nouveau Les Aubrais et la gare d’Orléans (2) touche toute la cité : la rue du Faubourg-Bannier, la place Gambetta, la rue Adolphe-Crespin, la cathédrale, etc. Le bilan est à nouveau tragique, on dénombre dans les jours qui suivent 156 morts. Les destructions sont considérables et offrent un paysage de désolation dans une ville où le gaz a été coupé, la distribution d’électricité réduite et l’approvisionnement en eau rendu incertain. Les obsèques des victimes se déroulent à l’église Saint-Marceau, le 27 mai. Orléans, meurtrie, pleure ses morts.

D’autres vagues de bombardements alliés sur la France en 1944 affecteront à nouveau la ville de Jeanne ; le 8 juin 1944, le pont ferroviaire dit « de Vierzon » est quasiment détruit, le nord du faubourg Bannier est à nouveau ciblé par les bombardiers (3). Les 5, 9, 19 et 20 juillet, une ultime série de bombardements affecte la cité et ses environs immédiats (4).

« Transportation Plan »

On le voit, à Orléans comme ailleurs en France, les nœuds ferroviaires, les gares de triage, leurs infrastructures furent particulièrement visés. Pour quelle raison ? Qui fut à l’origine de ce plan ?

Vue aérienne prise par la RAF à la suite du bombardement sur la gare de triage des Aubrais dans la nuit du 19 au 20 mai 1944 © IWM.

L’homme qui imposa aux États-majors alliés cette stratégie s’appelait Solly Zuckerman, c’était un scientifique britannique, anatomiste, professeur d’université et spécialiste des primates. C’est lui qui fut à l’origine des opérations visant les transports ferroviaires en France au printemps 1944, c’est lui qui désigna ces infrastructures comme des objectifs stratégiques majeurs. Dans le cadre de la préparation du débarquement de Normandie, il convenait selon ce plan de paralyser l’ensemble du réseau ferroviaire français grâce à des opérations de bombardement trois mois avant le début juin 1944. Ce qui fut mis en œuvre. Les objectifs étaient clairement identifiés comme des infrastructures civiles ; le risque de tuer des innocents était parfaitement estimé.

Vue aérienne d’Orléans et de ses zones sinistrées à la fin de la guerre. AMO, 11 Fi 23.

Dans la pratique, les gares de triage étaient visées prioritairement, il s’agissait aussi de détruire les hangars de locomotives, les installations de réparation, les wagons, afin de paralyser le réseau en provoquant un manque de matériel en état de marche. Les bombes pouvaient également être dirigées vers d’autres infrastructures comme des réserves d’eau pour locomotives, des stations électriques, des équipements de signalisation, des plates-formes tournantes, des tunnels, des voies ferrées, voire de grands carrefours routiers situés en pleine ville… Cette stratégie avait également pour but de contraindre l’ennemi à détourner les camions de leur rôle directement militaire pour les affecter à la logistique et accroître par la même occasion la consommation de pétrole au sein de l’armée allemande.

L’objectif fut-il atteint ? La question fait débat parmi les spécialistes (5). L’armée allemande fut incontestablement retardée dans son action pour contrer l’offensive débutée avec le débarquement. Mais pouvait-elle, somme toute, encore réagir efficacement, et à une telle échelle, en ce mois de juin 1944 ? Ces bombardements si meurtriers étaient-ils si indispensables pour conforter la bonne marche des troupes alliées ? Cette question hantait Winston Churchill ; « Combien de Français avez-vous tués ? » avait demandé le Vieux Lion au maréchal de l’Air britannique Arthur William Tedder, le 10 juillet 1944.

Histoire et mémoire

L’histoire des bombardements sur Orléans et Fleury reste à écrire ; les archives sont là, nombreuses et accessibles, en France et en Angleterre. Le devoir de mémoire, lui, nous appartient; celui d’honorer ces victimes innocentes. Leur destin tragique les fait rejoindre les 57000 civils français morts sous les bombardements alliés pendant la Seconde Guerre mondiale auxquels il faut associer les 74000 blessés et mutilés. 75 ans après, ce drame, quelque peu oublié, mérite notre souvenir et notre recueillement.

Jean-Pierre Delpuech


Notes :

(1) Des bombardiers ayant participé à ce raid appartenaient à l’escadron n°166 de la RAF, ils avaient décollé le 19 mai 1944 à 22 h de la base aérienne de Kirmington, dans le Lincolnshire, au nord de l’Angleterre. Pour la RAF, cette mission fut particulièrement réussie. 616 tonnes de bombes furent larguées cette nuit-là.

(2) 387 tonnes de bombes furent larguées le 23 mai par 112 Halifax, 13 Avro Lancaster et 8 de Havilland DH.98 Mosquito.

(3) Raid aérien conduit par la 8th USAAF avec des B-17s. 36 bombes sont larguées sur Orléans, 60 sur la gare de triage des Aubrais.

(4) Raids de l’US ARMY AIR FORCE (USAAF).

(5) On pourra lire avec profit Jean-Charles Foucrier, « La stratégie de la destruction – Bombardements alliés en France en 1944 », Éditions Vendémiaire, 2017 et Andrew Knapp, « Les Français sous les bombes alliées 1940-1945 », Éditions Tallandier, 2014.

Commentaires

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  1. Je me souviens de ce bombardement de la gare des Aubrais.Nous étions couchés avec les locataires de la maison dans le jardin.le ciel était tout rouge,le bruit était intense .Un grand cri de la fille d’un des locataires :Papa est mort! Puis on appelle mon père :vite votre Mère est
    Enterrée sous sa maison.
    Il est parti déterrer sa mère.
    Toutes ces choses sont toujours dans ma tête.
    Difficile d’oublier toute cette période.

  2. La liesse générale de la Libération, les drames individuels pour ces morts civils par dommages collatéraux : un grand classique de toutes les guerres qui finissent “bien”.

  3. Je lis actuellement les carnets de mon père tenus entre 1939 et 1945 : Sa question lancinante, c’est :Quelle utilité de ces bombardements ? Ont-ils accéléré la fin de la guerre ? Vont-ils au contraire empêcher la nécessaire reconstruction européenne des années à venir ?

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