Faut-il réformer les élites administratives ?

Par Pierre Allorant

L’une des réponses à la crise de confiance entre le peuple et les élites, entre gouvernés et élus, réside dans la suppression de l’ENA et des grands corps.
Ce débat récurrent sur le recrutement, la formation et le déroulement de carrière des hauts fonctionnaires se conjugue à la remise en cause de la légitimité des représentants.
Et si le véritable souci était davantage celui de la consanguinité des décideurs politiques et des grands administrateurs ?

Le préfet et les membres de son cabinet symboles de la haute fonction publique.

De l’Ancien régime à la Révolution : qui pour gouverner et administrer ?

Des légistes aux intendants, la monarchie française s’appuie sur des élites administratives diverses et renouvelées, formées au sein des facultés de droit d’Orleans ou de Montpellier, issues le plus souvent d’une bonne bourgeoisie provinciale, lettrée, en ascension vers l’anoblissement.
Même l’interpénétration des élites politiques et administratives est déjà présente avant 1789, avec la fréquence des ministres issus des parlements, des assemblées de notables ou des rangs des intendants tel Turgot.
Toutefois, le débat pré-révolutionnaire met en exergue la question de la légitimité de la prise de décision, avec la dénonciation de la « tyrannie » de l’intendant et du blocage abusif de l’action publique par des parlements non élus et sui s’arrogent indûment la représentation des intérêts de la nation.
Pour former les nouvelles élites régénérées par 1789, les révolutionnaires fondent Normale sup et Polytechnique sur le principe du concours méritocratique et ferment les universités vermoulues. Mais l’idée de créer une école « Polytechnique de l’administration » devra attendre la Seconde République pour trouver une concrétisation.

Napoléon et la fusion des élites de l’argent et des talents

Tout à l’inverse, le Consulat et l’Empire réussissent à concilier les élites traditionnelles et celles révélées par l’aventure politique et militaire de 1792 à 1799. Pour recruter ses premiers préfets, Bonaparte réussit l’amalgame des anciens élus, des généraux, des magistrats et des diplomates, des talents et de l’argent, des anciens royalistes et des jacobins repentis.
Cette formation pragmatique et tout au long de la vie, sur le tas, demeure l’usage durant les monarchies constitutionnelles, sans formalisation d’exigences académiques, en dépit de la prédominance du modèle du Conseil d’Etat qui surplombe l’ensemble de l’appareil administratif avec la pépinière de ses auditeurs.
Autour de la révolution de 1830, Guizot et les doctrinaires débattent de la réforme de ce modèle, en particulier du renouvellement « par le bas » des « capacités » en comptant sur l’école de la gestion locale, municipale et départementale, par les grands propriétaires censitaires.

1848: comment démocratiser les sommets de l’Etat ?

Nos interrogations contemporaines sur la formation adéquate des élites sont très proches des questionnements des républicains de 1848. Au lendemain d’une crise économique, morale et politique, l’idée est de mettre fin aux connivences délétères entre l’argent et les décideurs, par exemple pour l’attribution des grands chantiers et des réseaux.
Le projet d’Ecole nationale d’administration est l’un des premiers actes du Gouvernement provisoire de février 1848. Il reprend en partie les projets d’école des sciences politiques de l’abbé Grégoire en l’an IV et du comte d’Herbouville de 1815.
Aux objectifs de promouvoir la compétence et de mettre fin au népotisme et au favoritisme, les Quarante-huitards ajoutent le désir de recruter des hommes nouveaux issus des « classes populaires », de rompre le monopole des élites traditionnelles fusionnées par Napoléon, tout en conjuguant promotion sociale et loyauté politique au régime républicain.
Entre le décret fondateur du 8 mars 1848 et août 1849, l’école subit les attaques des facultés de droit et des autres tenants de la tradition. « Première pensée » du ministre de l’Instruction publique, Hippolyte Carnot, l’Ecole d’administration est établie « sur des bases analogues à celles de l’Ecole polytechnique ». Les épreuves d’admissibilité du concours, uniquement orales, portent sur le grec, le latin, l’histoire littéraire, la littérature et les mathématiques. L’admission consiste en des écrits et des oraux de version latine, histoire de France, physique et chimie, et sciences naturelles. Les 152 admis sur 865 candidats sont unanimement salués pour leur excellence.
1/4 sont Parisiens de naissance, part disproportionnée alors que Paris représente alors 3% de la population. Au total, les 3/4 des reçus viennent des villes préfectures ou sous-préfectures, alors que la population rurale pèse pour les 3/4. Socialement, les fils de fonctionnaires monopolisent le tiers des admis, les fils d’industriels, négociants et banquiers 1/4, les fils de professions libérales 1/5. Mais l’objectif est atteint : la recommandation paternelle disparaît, aucun fils de Conseiller d’Etat ou de préfet parmi les heureux élus, et seulement deux fils de députés. La plupart des candidats sont encore au lycée au moment du concours (dont 5 à Orléans et 4 à Bourges), les autres préparent une licence en droit. La fermeture de l’école les renvoie généralement vers l’étude du droit.

1871: Sciences Po, matrice des élites de la République parlementaire

Sciences Po Paris, rue Saint Guillaume.

Après la débâcle impériale face à la Prusse, le défi consiste à relever la nation en dotant l’Etat de serviteurs convaincus et efficaces. Derrière Émile Boutmy, Sciences Po joue ce rôle de moule des élites libérales et républicaines, formées au droit, à l’économie politique et à l’histoire, prêtes à œuvrer tant pour le service public que dans la banque ou l’industrie, la presse ou le barreau.
Mais si les élèves sont brillants, ils appartiennent uniformément à la haute société et en possèdent les codes de bienséance, d’élégance, de « clarté de tout », parfois jusqu’à la superficialité des savoirs. Ce moule commun sert de vivier aux concours des ministères (Quai d’Orsay) et des Grands Corps (Conseil d’Etat, Inspection des finances), même si le corps préfectoral échappe en grande part au parisianisme, recrutant avant tout dans la bourgeoisie de province. D’où les projets d’unification et de démocratisation portés en particulier par Jean Zay sous le Front populaire.

L’ENA de Michel Debré : régénérer et démocratiser les élites pour réformer la République

Fin connaisseur du personnel de la Haute fonction publique épuré en 1945, Debré entend tout à la fois redonner son rang à la France, fournir un bras vigoureux à l’exécutif et déconcentrer la décision dans chaque département – au nombre réduit de moitié – au profit, non des élus, mais du préfet, incarnation locale de la cohérence politique de l’Etat national.
Si l’espoir de démocratisation a été dans un premier temps satisfait, la Cinquième République a connu un double mouvement de concentration de la réussite aux concours en faveur des « héritiers » du savoir, et de fusion, voire de confusion, des sphères de la haute fonction publique et de la politique, accéléré de Giscard à Macron, de Chirac à Philippe.

Le fils de Michel Debré avec Pierre Allorant doyen de la fac de Droit et de gestion , Jacques Martinet, un maire et Jean-Pierre Sueur, un sénateur.

Revaloriser l’action de l’Etat pour attirer les talents de toute la société

Quels rapports entre élus et représentant de l’Etat? (g. à dr.) Hugues Saury (pdt du CD45), Nacer Meddah (préfet du Loiret), Ch-E Lemaignen (pdt agglo Orléans), François Bonneau (pdt Région),  Elysabeth Blachais-Catoire (maire d’Ardon).

En définitive, si la haute fonction publique est aujourd’hui remise en cause, c’est bien le rôle de l’Etat qu’il convient de redéfinir, avec celui des collectivités territoriales et de l’hôpital public. Un tiers de siècle après la décentralisation de Gaston Defferre, les privatisations Balladur et la libéralisation des marchés financiers et des circulations en Europe, que reste-t-il comme tâches exaltantes à proposer aux jeunes diplômés désireux de servir l’intérêt général ?
Plutôt que de stigmatiser les élites en les livrant en pâture à la vindicte populiste, il convient d’ouvrir la haute fonction publique à tous les talents venus de tous les territoires, puis les former à une culture irriguée par la recherche pratique, pleinement confrontée aux défis sociétaux et internationaux. Moins simple que de supprimer l’ENA et les grands corps « malades de la peste », mais sans doute plus utile. Et déconnecter administration et responsabilités politiques électives.
Comme la nature, la haute administration a horreur du vide. Redonner vie au débat d’idées, refonder des clivages politiques fournira aussi une réponse à la nécessaire réforme de la fonction publique.

                                                                                 P.A

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