Par François Lagarde, conseiller municipal d’Orléans métropole, délégué à la prévention du risque d’inondation et de la gestion de crise, est énarque, promotion Marie Curie (2011-2012). Il répond à la question, “faut-il supprimer l’ENA” comme semble en avoir décidé le Président de la République. Pour François Lagarde c’est un oui franc et massif, pour Magcentre, il explique pourquoi.
François Lagarde
Créée en 1945 par le Général de Gaulle et Michel Debré, l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) est le produit de la deuxième guerre mondiale. À l’instar de l’école libre des sciences politiques (ancêtre de Sciences Po), fondée par Emile Boutmy en 1872, l’ENA, cette « pépinière des futurs commis de la République », selon le Général de Gaulle, est une institution créée après une défaite militaire révélant la faillite d’une partie de l’appareil d’Etat et des élites. Dans l’étrange défaite, Marc Bloch note que « notre effondrement a été avant tout (…) une défaite à la fois de l’intelligence et du caractère. Parmi ses causes profondes, les insuffisances de la formation ont figuré au premier plan. ».
Giscard et Chirac ancêtres de Macron et Philippe
C’est ainsi que l’ENA commença à recruter, par la voie du concours, les futurs grands commis de l’Etat. Il serait injuste de nier la contribution décisive des hauts-fonctionnaires formés par l’ENA aux réussites de la France pendant les trente glorieuses, de la reconstruction dans l’immédiat après-guerre aux plans quinquennaux élaborés par le Commissariat Général au Plan. La France, pays du colbertisme et de l’économie mixte, doit largement sa réussite à la politique conçue et mise en œuvre par ses hauts-fonctionnaires, soumis au pouvoir politique et faisant preuve de sens de l’intérêt national.
Valéérie Giscard d’Estaing à Gien . Archive@Magcentre. ChB
Les choses évoluent à partir du début des années 1970 : l’influence de mai 1968, la crise mondiale, l’échec des politiques keynesiennes face à la stagflation vont contribuer à diffuser au sein de l’ENA l’idéologie libérale dans toutes ses composantes, sociétales et économiques. Et en 1974, un jeune inspecteur des finances, ancien ministre de l’économie est élu Président de la République. C’est le Président de son époque, tenant d’un « libéralisme avancé ». Il choisit comme premier ministre un autre technocrate issu des grands corps, dépourvu de colonne vertébrale idéologique. Giscard et Chirac, respectivement Président de la République et Premier ministre en 1974, étaient, en tous points, les ancêtres de Macron et Philippe.
Ce point de bascule est crucial : depuis 1974, quatre présidents de la République sur six sont issus de l’ENA, de ses grands corps (Inspection des Finances, Conseil d’Etat, Cour des Comptes pour être plus précis. Les technocrates ne sont plus soumis au pouvoir politique, ils se sont substitués à lui: au sommet de l’Etat, mais surtout au sein des ministères où les directeurs d’administration centrale ont acquis un poids bien supérieur à celui des ministres éphémères et souvent falots. « On
Arnaud Montebourg chez Fagor, (archives).
ne peut rien faire, Madame la Ministre » : tel est le titre d’un ouvrage de Corinne Lepage, ancienne ministre de l’environnement dans les années 1990, inspirée par les réponses récurrentes de son administration à ses demandes qui contrariaient les intérêts ou les certitudes des hauts-fonctionnaires du ministère. Plus récemment, Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, a indiqué à de nombreuses reprises qu’il avait dû faire face à la déloyauté chronique de la Direction du Trésor, offusquée par ses positions néo-keynésiennes. Une partie de la haute-administration s’est affranchie de la tutelle du politique et a renoncé à son obligation de neutralité.
“La politique est une technique”
La France est ainsi le pays où, quels que soient les aspirations du peuple souverain et les résultats des élections, la politique conduite reste identique, prisonnière des dogmes d’Alain Minc, de Jacques Attali et de leurs épigones. La haute-fonction publique, en particulier quand elle est issue des grands corps, a créé un cadre de décision post-démocratique et post-national, inspiré par les dogmes suivants :
. la mondialisation est inéluctable et bénéfique : la France doit s’adapter ;
. dans ce cadre, l’Union européenne étant notre (seul) avenir, il faut plus d’Europe ;
. dans ce cadre également, l’immigration est une chance pour la France et doit être encouragée ;
. ces affaires étant trop sérieuses pour être laissées au peuple, il ne faut pas le consulter sur la pertinence de ces choix, il n’y a en effet « pas d’alternative possible ».
Mondialisation, Europe, Immigration, Démocratie directe : tous ces sujets ont, comme par hasard, été occultés dans le « grand débat national » organisé récemment. Occultés car ne devant pas être considérés comme sources de débats et de controverses. Le « champ des possibles », comme disent les énarques, doit se limiter au « cercle de la raison », cher à Alain Minc. Ayons en mémoire cette phrase stupéfiante tirée de la revue des anciens élèves de l’ENA dans les années 1960 : « D’une manière générale, il est bon d’ôter toute passion aux difficultés. Il est entendu que les problèmes relèvent de la technique et non de la politique, et que la politique elle-même est une technique. »
Les intouchables de l’Etat
Les énarques ne se sentent plus Français, ils ne pensent plus en français : ils regardent leurs compatriotes comme des « Gaulois réfractaires » et la France comme un « petit pays exotique » selon les mots de Jean-Marie Messier. Pour paraphraser Rabaut Saint-Etienne, « l’histoire (de France) n’est pas leur code. ». Mais ce que nous venons de décrire n’est pas propre aux énarques, loin s’en faut ! C’est la principale erreur d’analyse commise par ceux qui ne connaissent pas l’ENA, consistant à penser que cette école est jacobine, vieillotte et repliée sur elle-même : c’est le contraire de la substance de l’ENA d’aujourd’hui.
Les énarques ne sont désormais qu’une sous-catégorie indistincte des tenants de l’idéologie de la mondialisation. Entre le grand commis de l’Etat, le trader, le publicitaire, le médecin libéral ou le maire d’une ville métropolitaine, l’homogénéité intellectuelle est désormais totale. Les énarques sont devenus des CSP+ parmi d’autres ; et la politique qu’ils conçoivent est avant tout menée pour défendre des intérêts d’une classe sociale, celle à laquelle ils appartiennent, parfois au prix de conflits d’intérêts criants dénoncés par le journaliste Frédéric Jauvert, dans son dernier ouvrage « Les intouchables d’Etat ».
Ecole européenne de gouvernance
Sciences Po Paris, rue Saint Guillaume.
L’ENA ne remplit plus sa mission d’origine : elle n’est plus une « école nationale d’administration », elle se proclame, elle-même, « Ecole européenne de gouvernance », label qui est particulièrement significatif de son évolution, notamment de l’érosion de son lien à l’Etat et à la Nation. Mais on ne peut s’attaquer à l’ENA sans évoquer Sciences-Po, où ont été formés intellectuellement la quasi-totalité des candidats ayant réussi le concours externe. Marie-Françoise Bechtel, excellent directeur de l’ENA, viré sans ménagement par Chirac en 2002, affirmait ainsi en 2014 dans un entretien au magazine Marianne que : « l’ENA fonctionne comme une école d’application de Sciences-Po. Car, ne nous trompons pas, c’est Sciences-Po, la grande école. C’est là que les étudiants sont formés, voire déformés. Or Sciences-Po est devenue «l’école du marché», selon les termes mêmes de Richard Descoings, qui a reformaté cette école. Cet homme, à la fois très intelligent et très dangereux, était persuadé que le marché était la loi et que la loi était le marché. (…) Il a légué à cette école un formatage sans précédent. La victoire du marché se mesure aussi parce qu’il y a de plus en plus d’élèves d’écoles de commerce, notamment de HEC, qui entrent à l’ENA, tout ce petit monde jurant, la main sur la poitrine, que depuis sa plus tendre enfance il rêve de servir l’Etat. La conséquence est dramatique, ils récitent des discours appris. Je me souviens que de nombreux membres du jury m’ont dit que ces étudiants étaient tellement formatés que c’était difficile, voire impossible de les choisir, et encore moins de les classer. Et quand ils sont choisis, je me suis aperçue que je ne pouvais plus grand-chose pour des gens aussi – comment dire ? – fermés sur des certitudes, aggravées par le manque de culture. ».
La création d’une grande école des services publics
La suppression de l’ENA n’a ainsi de sens que si l’on modifie profondément le contenu de la formation intellectuelle antérieure des futurs élèves et de leur formation administrative. Pour cela, on pourrait envisager les pistes suivantes :
Recrutement niveau bac
. la création d’une grande école des services publics regroupant plusieurs structures existantes, disposant d’antennes régionales ;
. le recrutement, par concours uniquement, au niveau bac, après une année de classe préparatoire, en offrant la possibilité aux élèves issus de milieux modestes de bénéficier d’un soutien renforcé et personnalisé ;
. une formation intellectuelle commune axée sur la culture classique, comportant une forte dimension historique ;
. une formation administrative commune donnant la priorité aux volets régaliens (Sécurité, Défense, Politique étrangère) et permettant de comprendre a minima certains enjeux cruciaux (environnementaux, bioéthiques, scientifiques au sens large) ;
.- une spécialisation des élèves en cours de scolarité dans une logique de métiers, et non plus via un choix de corps de fonctionnaires ;
.- des stages effectués en fin de scolarité, permettant de renouer le lien avec la France et les Français et de découvrir des univers peu connus de la plupart des élèves (monde rural, PME, monde associatif…), avec notamment un stage ouvrier pour chaque élève ;
. – suppression de l’accès direct aux grands corps et création d’un concours interne spécifique ouvert à tout fonctionnaire ; le jury serait composé de professionnels n’appartenant pas auxdits grands corps ;
L’ENA est devenue un symbole qui la dépasse : celui de la rupture durable entre les élites mondialisées, qu’elles soient administratives, économiques ou culturelles, et le peuple français. Supprimons-la, mais surtout, créons à sa place une école de la méritocratie et de l’intérêt national.
F. L