Entièrement absorbée par ses recherches sur la Résistance et la déportation, recherches qu’elle poursuit jusqu’aux USA en quête des archives allemandes saisies à la Libération, elle a quitté la section de sociologie africaine du CNRS pour passer en histoire moderne. « J’avais dit adieu à l’Algérie.» (La traversée du mal, p.88).
En 1950, son maître et ami, Louis Massignon lui écrit « Avez-vous abandonné l’Afrique ?» (L’Afrique bascule vers l’avenir, p.13)
Quatre ans plus tard, il la persuade de retourner en Algérie en décembre 1954, accomplir une mission officielle pour enquêter sur le sort des populations civiles dans les Aurès, là où elle avait mené ses recherches avant guerre, et où se déroulent les premiers affrontements de ce qui va devenir la guerre d’Algérie.
« … Je considérais les obligations de ma profession d’ethnologue comme comparable à celle des avocats, avec la différence qu’elle me contraignait à défendre une population au lieu d’une personne. Il ne m’est donc pas venu à l’esprit que je pouvais refuser la proposition qui m’était faite et, pétrie de civisme, je refis ma valise.» (L’Afrique bascule vers l’avenir, p.18-19)
Elle renoue avec ceux dont elle avait partagé la vie vingt ans plus tôt. Elle est atterrée par la dégradation de leurs conditions de vie, qu’elle qualifie de «clochardisation » :
« La clochardisation, c’est le passage sans armure de la condition paysanne (c’est à dire naturelle) à la condition citadine (c’est-à-dire moderne). J’appelle « armure » une instruction primaire ouvrant sur un métier. En 1955, en Algérie, j’ai rêvé de donner une armure à tous les enfants, filles et garçons.» (La traversée du mal, p.97)
L’accroissement démographique du fait de la médecine occidentale, la raréfaction des parcelles, l’irruption de l’économie monétaire et l’exode rural qui a détruit les structures sociales sont autant de facteurs à l’origine de cet appauvrissement. Germaine Tillion explique que le passage d’une société archaïque et rurale à une urbanisation moderne a été trop brutal et que seule l’instruction pourrait y remédier.
Deux ans plus tard, elle formalisera ses analyses dans une brochure publiée d’abord pour expliquer la crise algérienne à ses camarades de déportation : L’Algérie en 1957, « petit » livre qui aura un impact beaucoup plus large. Son approche économique du problème algérien aura ses admirateurs (Albert Camus notamment), mais aussi ses détracteurs (Jean Amrouche). Le second ouvrage sur l’Algérie qu’elle publie en 1960 Les ennemis complémentaires suscitera, lui aussi, admiration et polémiques.
Mais avant de publier, elle tente d’abord de remédier aux situations dont elle a constaté la gravité. Au terme des deux mois de mission, elle accepte, en février 1955 de rester en Algérie au Cabinet du nouveau Gouverneur général, Jacques Soustelle, comme elle ethnologue et résistant de la première heure, pour concevoir et mettre en œuvre des réformes. Elle se consacre à monter en neuf mois un projet socio-éducatif à l’intention des plus démunis : ruraux appauvris et habitants des bidonvilles. Les Centres sociaux doivent offrir aux jeunes et aux adultes, femmes et hommes, des services concrets (dispensaire, secrétariat social, coopérative…) articulés à des actions éducatives (alphabétisation, formation professionnelle, sanitaire,…).
« Pour moi, les Centres sociaux en Algérie devaient être un escalier bien large pour que toutes les générations puissent y monter ensemble…..De toutes les choses que j’ai faites dans ma vie, ce qui me tient le plus à cœur, c’est d’avoir créé les Centres sociaux en Algérie. » (message pour l’inauguration de la Maison de quartier Germaine Tillion, à Valvert, au Puy-en-Velay, le 4 octobre 2003).
Même après son départ d’Algérie, en avril 1956, elle continuera de s’intéresser au développement du service qu’elle avait créé et au sort du personnel qui poursuit son œuvre dans des conditions périlleuses, marquées par des arrestations, des expulsions et des assassinats, dont le plus connu est celui de six inspecteurs assassinés par des tueurs de l’OAS, lors d’une réunion de service, le 15 mars 1962.
L’année 1957 marque un tournant décisif à la fois dans la situation en Algérie (l’armée est investie des pouvoirs de police à partir de « la Bataille d’Alger » ) et dans l’implication de Germaine Tillion. En juin, elle accompagne les enquêteurs missionnés par la CICRC (Commission Internationale Contre le Régime Concentrationnaire) dans les prisons et les camps en Algérie ; elle y recueille de nombreux témoignages de tortures et d’exactions, souvent de la bouche de personnes qu’elle connaît et estime. Elle est mise en contact, à l’initiative de ce dernier, avec le chef FLN de la zone autonome d’Alger, Yacef Saadi, responsable des attentats qui ont endeuillé la ville. Un dialogue dramatique, humain mais sans concessions (en lire le récit dans Les ennemis complémentaires, Tirésias, 2005, p.60-73 ) aboutit à l’engagement inopiné de Yacef Saadi de ne plus s’attaquer aux populations civiles, la contrepartie française devant être de surseoir aux exécutions capitales des condamnés à mort.
« Le terrorisme est la justification des tortures aux yeux d’une certaine opinion. Aux yeux d’une autre opinion, les tortures et les exécutions sont la justification du terrorisme.» (Les Ennemis complémentaires, 1960, p. 47)
Germaine Tillion saisit cette petite chance de diminuer les souffrances des deux côtés et d’amorcer une négociation de paix.
«J’aime mieux voir réparer les crimes plutôt que les faire expier. » (A la recherche du vrai et du juste, p.288)