A force de lire ses tweets assassins et de le voir faire des déclarations à l’emporte-pièce à la télévision on en oublie que Yann Moix est un excellent écrivain qui manie le verbe avec un talent fou et expose ses idées sans faiblir. On peut ne pas les partager mais il n’empêche que ce natif d’Orléans a déjà bâti une œuvre singulière, à bien des égards intéressante et qui interpelle. De cruelles métaphores jaillissent de sa plume et le disputent au lyrisme efficace. C’est un provocateur qui jubile quand ses mots font mouche y compris contre lui-même.
Six mois après Dehors, diatribe adressée au président de la République dans laquelle il fustigeait la politique migratoire du chef de l’État, voilà Rompre, un roman cette fois, conversation entre un homme à vif, lui, empêtré dans une séparation amoureuse et un journaliste fictif venu l’interroger sur ses projets littéraires et cinématographiques.
Étouffé dans un désarroi dont il ne peut se délivrer
Le 16 septembre 2017, Emmanuelle, sa compagne depuis dix-huit mois, lui demande pourquoi il a attendu quarante-neuf ans pour s’intéresser à la misère humaine. Yann piqué au vif dans son idéal du Moix, victime d’une soudaine hémorragie égotique la plante dans la chambre d’hôtel où ils devaient passer le week-end, persuadé de pouvoir la reconquérir. En vain. Emmanuelle est partie avec un prof de yoga, le laissant « seul, idiot, triste –et couvert d’oubli».
Cette intrigue mise en place, Moix croque le portrait bouleversant d’un être en perdition après une rupture amoureuse. Mais son génie masochiste le porte dès le départ, à se complaire dans cet état de douleur. « La rupture reste une malédiction. Je la réclame autant que je la déteste; je l’appelle parce que je la crains.», écrit-il.
Usant de la littérature comme d’un philtre de vie, Yann Moix interroge, avant tout, les vicissitudes qui façonnent une histoire d’amour, de l’attraction à l’addiction, de la séduction à la solitude. Quand certaines ou certains noient leur cœur dans des imaginaires chimériques, d’autres l’exposent au centre d’un inextricable labyrinthe. En Moix tout est tumulte. Sa mort «commence à l’instant où il naît», reconnait-il.
Rompre un paradoxe
La réside le paradoxe de Rompre: il ausculte les méandres et les tourments intimes d’un amoureux meurtri par une fatalité dont celui qui la subit semble, finalement, se délecter. Et c’est peut-être aussi la limite du roman: accorder tant d’affect à une situation qu’il réplique sans cesse, puisqu’après tout «les femmes ne s’apparentent qu’à une succession de chairs fraîches» dont il se sert pour souffrir à travers elles… et s’y observer en toute vanité: «Je suis autocentré; je n’attends de l’être aimé qu’une seule et unique chose: qu’il devienne spécialiste de moi, un exégète de ma personne, un sociologue de mes actes, un sémiologue de mes paroles. Je ne m’estime pas, mais j’exige d’être au centre du processus, persuadé que ce qui m’arrive est plus important que ce qui advient à l’autre. Mes rhumes, je les déclare plus préoccupants qu’une tumeur chez la femme que je voudrais tellement pouvoir aimer.» Le talent de Yann Moix résiderait-il dans sa capacité à sublimer avec désinvolture la plus exécrable des déclarations?
En relatant la misère affective d’un homme dont la désarmante puissance destructrice se retourne toujours contre lui, Yann Moix invite ses lecteurs à voir dans son anti-héros excessif, meurtri, affligé, l’intériorité d’un blessé atteint par Cupidon,et en proie à un désarroi dont il ne peut se libérer. Tournant le dos à la psychanalyse, Yann Moix évalue la rupture amoureuse à l’aune du deuil: «Il y a une modalité de la relation amoureuse qui s’exprime dans la rupture comme dans la mort. Être séparés pour toujours reste une manière d’être ensemble à jamais.»
Amoureux de l’amour
Aussi, l’anti-idéalisme amoureux de l’écrivain s’apparente surtout au cri d’un garçon travaillé par les vertiges de l’amour et préférant s’y dérober au lieu de s’y confronter. Mieux vaut trébucher dans le sadisme plutôt que se résigner à l’impossibilité du bonheur: «Je gâche irréversiblement ma vie pour être certain que cette rupture sera la bonne, que j’entre bel et bien dans l’enfer auquel je me propose d’être invariablement voué.»
Le couple? Il l’abhorre, « sidéré par cette aliénation de l’homme, de la femme, qui n’ont de cesse de se cadenasser dans ce qui apparaît comme le contraire même de l’amour et de la vie: une institution morbide, livide, rigide. On nous vend l’amour comme un partage des âmes; nous ne sommes que des voisins de palier ». Yann Moix impose le récit amoureux dans un jeu sans règles, dégagé de toute contrainte morale, qui l’anime et le détruit, en même temps.
Et si la promesse d’être amoureux le rendait plus heureux que l’amour lui-même? Et si le sentiment amoureux ne s’éprouvait qu’une fois la relation terminée? «Ce qui fait du mal dans une rupture, ce n’est pas l’absence d’une présence, mais la présence d’une absence», souligne-t-il. Une phrase pour rassembler les déchirures béantes d’un amoureux de l’amour qui ne cesse de nourrir son œuvre.
Une vie paralysée par le chaos intérieur
Avec la littérature, dès son enfance, le jeune Moix se constitue un bunker pour échapper à la maltraitance parentale, à ce qu’elle fut aux yeux du petit garçon qu’il était, «pas un enfant martyr, pas frappé de façon systématique, pas mis au placard, mais frappé de façon disproportionnée par rapport à [ses] conneries», À 10 ans, il découvre le livre qui changera sa vie: Le Petit Chose d’Alphonse Daudet. Puis André Gide, Charles Péguy, Victor Hugo, Marcel Proust, Bernard-Henri Lévy. Dans sa chambre, il écoute les cassettes des passages du philosophe, sur France Culture. À 13 ans, il lit L’idéologie française, à 18, Éloge des intellectuels. Il le rencontre, à Paris. C’est lui qui commence à le faire écrire dans sa revue, « La Règle du Jeu ».
Par ses saillies cathartiques, par ses errances, par sa justesse aussi, il dissimule dans l’écriture, les fêlures des douleurs enfouies et d’humiliations passées. Le verbe de Moix révèle, surtout, le marasme d’une âme d’enfant saccagée qui réclame l’amour autant qu’il s’en protège. L’excès forge aussi son succès: lorsque Yann Moix parle, c’est pour tout dire. Que ce soit dans ses livres, dans ses films ou à la télévision, dans «On n’est pas couché», où il a officié durant trois ans ou dans «Les Terriens du samedi», le talk-show présenté par Thierry Ardisson, il assène les coups comme il les a reçus, enfant. Mais derrière cette fausse assurance se cache une vraie fragilité et une impossibilité à la reconnaître.
Avec Rompre, il expose moins une histoire d’amour donnée pour morte qui l’étiole et qui le tue, qu’il ne révèle l’ambivalence d’une vie paralysée par le chaos intérieur. Moix s’aime autant qu’il se déteste. Tantôt larmoyant, tantôt affligeant,il dessine, avec ce nouveau roman, le récit d’un trouble qui envenime, puis dévore doucement l’âme d’un amant effréné: Il dépeint un renversement de tous les instants où les amours désenchantées demeurent, malgré tout, des histoires d’amour.
F.C.
Rompre, Yann Moix, Grasset 108 pages, 13 euros