Il n’aura pas fallu longtemps pour que rebondisse une nouvelle fois la polémique à propos de l’opportunité d’introduire l’enseignement de l’arabe à l’école primaire, comme c’est le cas pour l’anglais et, moins fréquemment, de l’allemand, de l’italien et de l’espagnol. Jusqu’ici revendication d’associations diverses, le projet émane cette fois-ci du ministre soi-même, Jean-Michel Blanquer, adoubé par une opinion publique qui espère la fin des dérives pédagogiques de l’Éducation nationale à défaut d’être suivi par la partie syndiquée de ses troupes.
Par Gérard Hocmard
Son raisonnement mérite en soi d’être pris en considération puisque la mesure proposée viserait à introduire une langue de culture, l’arabe littéral, et à arracher l’enseignement de l’arabe aux circuits parallèles des mosquées et institutions privées diverses pour le ramener dans le giron de l’école publique.
Il va en cela à l’encontre des positions de plusieurs de ses prédécesseurs. Lors d’une précédente offensive en faveur de l’introduction de cet enseignement au primaire, Najat Vallaud-Belkacem avait carrément exprimé sa désapprobation au micro d‘RTL. Ces jours-ci, Luc Ferry craint que ce ne soit « une fausse bonne idée », tandis que l’islamologue Razika Adnani pense que si le but est de lutter contre l’islamisme, « l’apprentissage de l’arabe est inutile ».
On voit bien ce que redoutent ceux qui sont hostiles au projet : le risque de renforcement du communautarisme. Quelle que soit la langue enseignée au primaire et la bonne volonté des intervenants, les professeurs de collège déplorent souvent les à-peu-près et les imprécisions, notamment phonétiques, de l’enseignement dispensé au primaire, qui les amène à devoir reprendre les bases en 6e. Encore y a-t-il, pour les langues européennes, suffisamment d’enseignants du primaire à même d’enseigner les rudiments. Mais où prendra-t-on les enseignants qualifiés d’arabe littéral quand les concours de recrutement ne proposent que quelques places chaque année ? Est-ce à des volontaires fournis par les associations culturelles que sera confié cet enseignement ?
Les élèves, quant à eux, ne risquent-ils pas d’être déroutés et déçus ? Lorsqu’un enfant se met à la musique, il imagine pouvoir très vite jouer ce qu’il aime, lorsqu’un apprenant de langue commence, il pense avec le même enthousiasme qu’il va pouvoir communiquer assez rapidement. Ce n’est hélas pas ce qui se produit, ne serait-ce que parce qu’en ce qui concerne les langues, il faudrait au démarrage pouvoir consacrer une heure par jour au moins, voire organiser un stage intensif pour obtenir un décollage rapide et donc gratifiant. En arabe, les élèves vont en plus se heurter à un phénomène bien connu des professeurs d’arabe du secondaire, qui est que les élèves arabophones, confrontés à l’arabe littéral, ne reconnaissent pas cet arabe-là comme leur arabe, pas plus qu’en v.o., si l’on ose dire, un élève de français ne reconnaîtrait son français dans la langue de Montaigne ni un jeune anglais son anglais dans celle de Shakespeare.
En quoi par ailleurs étudier l’arabe à l’école détournera-t-il les parents d’envoyer leurs enfants l’apprendre dans d’autres structures ? Au même titre qu’aller à l’école publique n’a jamais empêché des gamins de fréquenter le catéchisme si leurs parents le souhaitent, ceci ne changera rien. Compte tenu des influences nationales sur les mosquées et centres culturels qui rendent si difficiles les cohabitations au sein du Conseil français du culte musulman, les familles ne les fréquentent-elles pas comme d’autres l’Amicale des Bretons ou les Berrichons de Paris, pour y retrouver des repères culturels et y nouer des liens ? Si l’objectif est de saper les bases du communautarisme, le projet du ministre est un coup d’épée dans l’eau, d’autant qu’il n’est pas sûr du tout que l’idée séduise nécessairement les familles parce que musulmanes ? Ne fait-on pas ici un amalgame quelque peu précipité ?
Est-ce que la divergence entre l’intention du ministre et les questions soulevées ne viendrait pas de ce que, dans la perception qu’on en a, l’arabe n’est pas une langue comme les autres en raison de son arrière-plan religieux, comme peut l’avoir l’hébreux et, à moindre degré, le latin ? Il n’est en tout cas pas une langue sur le même plan que celles qui sont étudiées au primaire, ou au moins pas comparable à l’anglais omniprésent. Comme l’allemand, l’italien, l’espagnol ou le portugais et encore une fois contrairement à l’anglais, sa demande et son offre sont liées à une zone géographique, à la présence d’une forte communauté ou à une stratégie scolaire en fonction de la réputation de difficulté ou non de la langue en question (cf. le choix de l’allemand comme stratégie pour que les enfants soient dans une « bonne » classe). L’anglais, c’est autre chose, c’est le pied à l’étrier vers le rêve : les postes de trader, la conquête spatiale, le prix Nobel, Hollywood ou ce que vous voudrez…
Dès lors ressurgit le lien avec le communautarisme et la peur qu’il engendre dans une société européenne secouée dans ses repères et désorientée par le phénomène migratoire. Le problème de l’introduction de l’arabe au primaire n’est donc pas simple, puisqu’il s’y attache une aussi forte dose d’affect de part et d‘autre dans la façon dont il est abordé.
Au fait, est-ce que l’on ne pourrait pas en profiter pour se reposer la question de l’utilité de l’introduction de langues étrangères au primaire ? Elles y ont été introduites non sans démagogie pour répondre aux attentes de familles sensibles aux recherches montrant une plus grande réceptivité des enfants aux faits de langue avant l’âge de 11 ou 12 ans. Les spécialistes savent à quoi s’en tenir, mais les rapports qui ont alerté sur les piètres résultats au final de cette pratique ont été soigneusement enterrés. On se heurte sur ce point à un tabou. Et si on profitait justement de cette plus grande réceptivité, si on récupérait les heures, de toute façon insuffisantes, consacrées à la langue étrangère, pour enseigner plus systématiquement les bases du français ? Cela éviterait peut-être les horreurs de syntaxe et les imprécisions de vocabulaire que l’on constate jusque dans la presse de qualité et que l’on entend quotidiennement à la radio et à la télévision. Cela aiderait les professeurs de langue, qui pourraient s’appuyer sur des notions acquises en français pour expliquer le fonctionnement des langues étrangères et faire progresser plus efficacement leurs élèves. Et puis cela profiterait sans aucun doute aux enfants qui sont amenés à pratiquer à l’école une langue différente de celle qui est parlée à la maison. Qui sait, cela risquerait de favoriser leur ascension sociale et « en même temps » servirait sans doute la cohésion nationale ? À creuser, non ?