Dans quelques jours, nos chères têtes blondes, l’esprit tout encore à la piscine, vont rependre le chemin de leurs écoles, collèges, lycées, respectifs. Nouveaux établissements, nouveaux copains pour certains, nouveaux profs pour beaucoup, et forcément nouveaux programmes, nouvelles directives (c’est aussi la rentrée ministérielle)… (1). Les collégiens déploreront sans doute l’interdiction décidée par le Gouvernement de l’utilisation des portables dans leurs établissements scolaires. Cette interdiction récente est pour nous l’occasion de réfléchir à la place que l’Éducation nationale réserve au numérique à l’École, à ses usages, à ses enjeux.
Par Jean-Pierre Delpuech
Tout le monde le concède aujourd’hui, le numérique est une révolution aussi importante que l’imprimerie et la révolution industrielle. Internet a radicalement transformé notre manière de communiquer et de travailler. Notons le au passage, cette quatrième révolution industrielle est la première à ne pas se développer à partir d’une nouvelle énergie mais dans les potentialités d’un nouveau phénomène technologique : la numérisation. Elle offre également l’heureuse perspective de porter en elle un développement qui reposerait sur des ressources alternatives (solaire, éolien, géothermie, etc.). Comment notre École républicaine intègre-t-elle ce profond changement de paradigme dans le contenu de ses enseignements, dans les pratiques pédagogiques ? Le numérique est-il d’ailleurs la panacée dans les apprentissages, qu’en disent ses détracteurs ? Autant de questions qui méritent d’être posées en cette rentrée 2018.
Qu’il me soit permis de partager ici quelques souvenirs de la fin du XXème siècle et du précédent millénaire ; des souvenirs de craies qui crissaient sur des tableaux noirs sans âge – mais qui avaient fait leur preuve – , de transparents et de rétroprojecteurs qui s’échauffaient en fin de journée mais qui restaient toujours fidèles au poste. L’heure est aujourd’hui aux vidéoprojecteurs et aux TBI (tableaux blancs interactifs) pour les plus chanceux des professeurs, voire de tablettes pour les élèves. Ces nouvelles technologies ne doivent toutefois pas faire illusion. Le risque est réel pour l’enseignant de se transformer en animateur high-tech arrivant avec ses nouveaux jouets numériques pour tenter de préserver une fragile paix scolaire. Formateur, j’ai assisté à des cours ex-cathedra où le jeune maître subjuguait son auditoire par l’intérêt de son propos et la solidité de ses connaissances. Il n’y avait pas de numérique, pas d’écran, de TBI, de Prezi, de Slides ou autre Swipe, (Power Point est de nos jours presque déjà aux Oubliettes de l’Histoire) seulement la puissance d’une parole qui était juste, comprise et partagée.
L’éducateur ouvert aux nouvelles pratiques pédagogiques
Faut-il pour autant refuser ce que peut être l’apport du numérique ? Évidemment non, l’éducateur comme aimait à le rappeler Jean Zay, l’irremplaçable Ministre de l’Éducation nationale, doit rester ouvert aux nouvelles pratiques pédagogiques de son temps, refuser de s’enfermer soi-même et ses élèves dans des pratiques de l’âge d’avant. Je préfère cette terminologie à hors-d’âge usitée chez les thuriféraires du tout numérique.
Faisons toutefois l’effort, contre le diktat de ces derniers, d’écouter les opposants parfois farouches à cette révolution numérique au sein de notre École républicaine (2). Des professeurs contestent ce qu’ils qualifient d’invasion du numérique dans les salles de classes, dénoncent l’enrichissement des firmes qui produisent matériel et logiciel, s’inquiètent pour la santé des enfants (champs électromagnétiques, lumière bleue, équilibre psychique), s’effraient du coût écologique des investissements, de la concentration des données dans des bases, de la déshumanisation dans l’acte de transmettre, bref de la disparition programmée des profs. Ils récusent surtout l’intérêt pour les apprentissages avec de nombreux exemples à l’appui. Ils doutent en effet de l’efficacité pédagogique du numérique qu’aucunes études sérieuses ne viendrait démontrer (3). Pour eux, la fascination naïve pour la technique et la nouveauté viendrait pallier des années d’échecs des réformes scolaires, panser les plaies du système et conduirait à un élevage hors-sol des enfants dans un enseignement toujours plus ludique.
Développer une intelligence collective
Mounir Majhoubi, le secrétaire d’Etat au numérique à Fleury-les-Aubrais (Loiret) dans une école.
Ces critiques doivent être entendues. Cependant, les enseignants qui refusent en bloc le numérique s’égarent ; leur conduite n’est pas citoyenne. Enseignants, il nous appartient de partager la compréhension, le maniement de ces outils, leur utilité pour des situations d’apprentissage mais aussi de montrer leurs limites, leurs dangers (rumeurs, « fake news », complotisme, révisionnisme, et il faut le dire aussi, le néant de la pensée bien souvent rencontré sur Internet…).
Notre monde change, il faut préparer les enfants à s’y épanouir et s’efforcer de répondre à cette question : Comment faire de cette révolution au sein de notre École une force de changement positif au service du bien commun et de la solidarité ?
Nous vivons un changement de paradigme pédagogique lié à la transformation du rapport au savoir dans l’ère numérique. Ceci impose aux acteurs de repenser leurs pratiques, de développer un nouveau questionnement. Quelles sont les nouvelles manières d’enseigner, d’apprendre ? En quoi nous intéressent-elles lorsque l’on a l’ambition d’être efficient sur le plan pédagogique ? Mais aussi quelles sont les limites, les perspectives ?
Pour ce faire, il convient de se tourner vers le principal acteur du système : l’enseignant. Il faut considérer l’enseignant comme un professionnel à qui l’institution doit faire confiance et qui doit connaître et être en mesure d’utiliser la palette des outils, des ressources qui lui sont proposées.
Sans idéologie, dogmatisme ou aveuglement. Il faut pour cela un changement culturel, un changement dans les mentalités. Il faut passer d’une logique de contrôle à une logique de confiance, de la hiérarchie au mentorat, de l’inspection à l’introspection. Pour ce faire, le concept de société apprenante doit être mieux perçu, il faut se placer dans cette dynamique apprenante et cette dynamique doit être collective. L’objectif est de développer une intelligence collective. Les groupes de recherche pédagogiques en interne (observer, réfléchir, développer) doivent croître, la coconstruction doit être encouragée ou à tout le moins ne pas être freinée ; il faut surtout passer d’un système vertical à un système horizontal, en un mot décloisonner.
L’éducation aux médias, un défi démocratique
Parmi les objectifs à poursuivre, un me semble fondamental : L’éducation aux médias. L’éducation aux médias est un véritable défi démocratique. Récemment, Jean-Luc Mélenchon, qui est un homme cultivé et très fin, clamait que « La haine des médias est juste et saine », ajoutant que « la presse est la première ennemie de la liberté d’expression ». Certes Jean-Luc Mélenchon a lu La fabrication du consentement de Chomsky mais il y a quand même matière à s’inquiéter concernant la pensée profonde du chantre du Chavisme et leader putatif de la gauche française !
Il me semble urgentissime d’agir pour que les plus jeunes soient mieux armés pour exercer ce regard critique sur l’information sous toutes ses formes ; leur apprendre à distinguer le fait du commentaire, l’information de la publicité ; à comparer les sources ; à ne pas prendre pour argent comptant n’importe quelle rumeur. Des actions ont été entreprises dans le cadre de L’Éducation aux médias et à l’information (EMI). Ainsi, Le Clemi (Centre de liaison de l’Enseignement et des Médias d’information) est chargé depuis 1983 de l’éducation aux médias dans l’ensemble du système éducatif. Dans le même esprit, la création de médias collégiens et lycéens se développe et doit être encouragée. Les journalistes sont très disposés à s’associer à ces actions pédagogiques à si forte dimension citoyenne. Il y va de la bonne santé de notre démocratie d’opinion.
Gageons que les mois qui viennent verront naître d’heureuses initiatives, le réseau Canopé (Réseau de création et d’accompagnement pédagogiques), anciennement Centre national de documentation pédagogique (CNDP) aura un rôle déterminant à jouer. Cet éditeur de ressources pédagogiques transmédias devra être en mesure de développer, faire connaître et fournir aux enseignants qui le souhaitent les outils pour placer l’élève dans des conditions optimales d’apprentissage dans ce monde à venir ultra-connecté où ils auront à dompter l’IA. Le ministère de l’Éducation nationale devra fournir une offre de formation décente et à la hauteur des enjeux. Le ministre s’y est engagé.
Lors de la dernière formation à laquelle j’ai participé, l’intervenant nous avait présenté un « serious game » sous la forme d’un quizz historique à créer avec les collégiens à partir de leurs smartphones !
« Errare humanum est, perseverare diabolicum » apprenait-on autrefois dans les vieux manuels de latin… en papier. Bonne rentrée 2.0 à toutes et à tous !
Jean-Pierre Delpuech
Notes :
(1) J’ai la conviction que l’enseignement doit se faire dans le temps long qui n’est pas le temps du
politique qui obéit à d’autres logiques, le passé récent l’a montré, l’actualité le confirme.
(2) On pourra lire par exemple Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, Le désastre de l’école
numérique, Plaidoyer pour une école sans écrans, Seuil, 2016.
(3) La critique par exemple sur la classe inversée n’est pas totalement infondée.
L’auteur :
Jean-Pierre Delpuech est professeur d’Histoire-Géographie, directeur éditorial des Éditions Infimes, ancien directeur de campagne et attaché parlementaire. Il s’intéresse en particulier aux questions de mémoire et de patrimoine.