Le choix d’une jeune lycéenne orléanaise pour incarner la figure de Jeanne d’Arc lors des fêtes annuelles de libération de la ville passe habituellement assez inaperçu, simple étape rituelle d’un processus bien huilé. Mais à nouveau cette année, Jeanne d’Arc est politiquement instrumentalisée et alimente, bien malgré elle, la polémique, singulièrement dans la « fachosphère », tant les réseaux sociaux offrent une large place aux positions extrémistes, pourtant très minoritaires.
Par Pierre Allorant
Une fidélité urbaine sans faille
Comme l’évoquait Roger Secrétain en 1970, soulignant la fidélité des Orléanais au souvenir de leur libératrice, « nous avons un secret, c’est d’avoir commencé il y a cinq cents ans ». Fêtée dès 1430, l’action salvatrice de la « Pucelle d’Orléans », moquée plus tard par Voltaire, est devenue une procession religieuse et civile, annoncée à grand concours de cloches et préparée par des estrades dressées sur les lieux des combats de 1429. La force de la fidélité des habitants se mesure à l’aune de la rareté des éclipses de fêtes du 8 mai : seules 48 absences en près de six siècles, imposées par la force majeure des temps de guerre et de crise, lors des guerres de Religion, de la Révolution Française, durant la Grande Guerre et la Seconde Guerre mondiale.
Une Rosière à cheval pour incarner la Libératrice
Si la présence d’une jeune fille à cheval incarnant Jeanne d’Arc constitue aujourd’hui le pilier symbolique incontournable de la fête, elle a été précédée par la bannière puis par le « Petit Puceau» qui, de la Renaissance à la Révolution, portait l’étendard de Jeanne durant la procession, accompagné d’une « Rosière » à la fin de l’Ancien régime. Sous la monarchie de Juillet, un simple buste de Jeanne en plâtre figure l’héroïne, avant d’être suppléé par l’étendard sous Napoléon III.
Et il faut attendre les Fêtes de Jeanne d’Arc de mai 1912 pour qu’une jeune femme à cheval joue le rôle de Jeanne d’Arc, pour le 500e anniversaire de sa naissance, et 1948 pour qu’une jeune fille incarne durablement la « Jeanne d’Arc en armure » avec son escorte. Depuis 1980, le choix de la jeune fille se fait par accord entre la municipalité, l’évêché et le bureau de l’Association Orléans-Jeanne d’Arc, par alternance dans l’enseignement public et privé et doit être née à Orléans, y vivre et y étudier, être chrétienne et engagée pour les autres : bienfaisante, rassembleuse et réconciliatrice. Tout l’inverse du fiel haineux répandu par la fachosphère.
Le sens de la fête : immuable et changeante
Depuis Bonaparte, le rétablissement des fêtes de Jeanne d’Arc a satisfait la fierté de la ville et son désir de fêtes collectives ; des jeux publics, des manifestations sportives, des régates et du tir à l’arc les accompagnent au XIXe siècle, avec les banquets républicains de la République de M. Fallières. La Grande Guerre marque un tournant avec l’intégration d’un défilé militaire, et l’invitation d’une personnalité civile, l’invité d’honneur chargé du discours laïc à côté du panégyrique religieux. Le Maréchal Foch inaugure cette tradition en 1920, peu avant la « communion sous les deux espèces » de la canonisation de Jeanne d’Arc et l’institutionnalisation de sa fête nationale et républicaine. Symbolisant cette réconciliation née des tranchées, le Président Doumergue est présent le 8 mai 1929 pour le 500e anniversaire de la délivrance, marqué par le premier hommage des provinces françaises à Jeanne d’Arc .
Fille du peuple, patriote, sainte : les mystères de la Trinité de Jeanne d’Arc
La figure si populaire dans la mémoire locale, régionale et nationale de Jeanne d’Arc a toujours fait l’objet d’instrumentalisations politiques. Si Michelet voit en elle la fille du peuple qui cristallise le sentiment national, l’Action française de Maurras la détourne au profit de l’exclusion de « l’anti-France ». Entre la dénonciation des « métèques » d’hier et de la jeune lycéenne métisse d’aujourd’hui, il n’y a qu’un pas – un faux-pas – qui nous fait revenir en mémoire un chapelet d’évocations contradictoires. Si les voix d’Orléans sont impénétrables, celles qu’entend la Libératrice depuis 1940 l’ont souvent, à nouveau, mises au bûcher, de l’anglophobie, alibi de la collaboration du régime de Vichy, au détournement d’héritage de Jean-Marie Le Pen, il est vrai orfèvre en la matière, par l’alliage de l’argent et du ciment. Aux antipodes de ce détournement de mineure, de Gaulle à Londres et les si nombreux péguystes présents dans les rangs de la Résistance, y compris à Libération-nord de Roger Secrétain, ont vu en elle leur étendard contre la barbarie totalitaire, d’où l’éclat de la double fête concordante du 8 mai 1945 à Orléans, en un Colombey-sur-Loire les deux victoires.
Sous les pavés de mai, la plage de silence de juillet
Manifestant l’attachement de la République, de Gaulle en 1959 au nom de la France à nouveau à son rang, VGE en 1979 pour l’Europe, François Mitterrand par deux fois en dernier monarque, enfin, Jacques Chirac en 1996 ont honoré l’invitation de la ville. Comment ne pas rappeler que l’ardente rupture d’Emmanuel Macron avec ses deux prédécesseurs immédiats a précisément pris pour cadre les fêtes johanniques, ce lieu de ressourcement et de rassemblement national dont ils avaient, l’un comme l’autre, méconnu la portée ?
Non Vingt ans après, mais 80 années plus tard, la jeune Mathilde est confrontée, comme Alexandre Dumas en son temps, à la hargne imbécile de ceux qui l’arborent en signe identitaire, singeant leurs aînés haineux, tels des singes en hiver. Mais après le passage de froid polaire viendra le joli mois de mai, celui qui jette sur les pavés d’Orléans quidams et notables endimanchés, magistrats en robe et professeurs en toge. Enfin, le 1er juillet, la République fera entrer Simone Veil au Panthéon. La triste ritournelle de la haine de l’autre, faux-nez du dégoût de soi, pourrait bien faire son retour dans les longues nuits d’un solstice de cristal. Que viennent alors lui répondre en écho non Le temps du mépris, mais Le silence de la mer.