Le film de Jérôme Salle, L’Odyssée, retrace 40 ans de la vie de Jacques-Yves Cousteau, icône océanographique pratiquement intouchable 20 ans après sa mort. Une vie aux zones d’ombres et de lumières qui ressemble à tout sauf à un monde de silence.
(c) Coco Van Oppens.
C’est l’histoire de l’homme qui a pris la mer. Elle le lui a bien rendu, au départ, avant de lui faire payer ce qui pourrait s’apparenter à un viol. « C’est la mer qui prend l’homme » dit le chanteur populaire. Comment mettre en scène l’histoire singulière et hors normes de l’homme au bonnet rouge, aux chemises en jean et aux vestons croisés griffés Pierre Cardin, qui passa une grande partie de sa vie dans les profondeurs bleu nuit des fonds sous-marins, dans l’obscurité des salles de cinéma, et dans celles non moins obscures des compagnies pétrolières et maisons de productions américaines ? Jérôme Salle, avec L’Odyssée, tente coûte que coûte en deux heures de résumer 40 ans de la vie de Jacques-Yves Cousteau, le Commandant Cousteau. En effleurant ses zones d’ombre, en prenant le parti pris des relations tendues avec ses proches, en vernissant l’icône désormais intouchable de cet “immortel” (a-t-on oublié qu’il fut académicien ?), bref : en surfant sur l’écume des mers.
Le monde du silence, et sa communication…
(c) Coco Van Oppens.
Le film commence à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale et s’achève en 1979 à la mort dans un accident d’hydravion de son fils Philippe, avec lequel il avait entretenu des relations conflictuelles, passionnées, aux flux et aux reflux des zones d’ombres foncées comme les abysses. Le Commandant Cousteau, c’est l’homme qui, découvrant un monde jusqu’alors inconnu – le monde du silence – s’est évertué à grands renforts de communication millimétrée et de caméras sous-marine, à le faire découvrir à la planète entière. Quitte à prendre souvent des libertés non seulement avec la mer elle-même (sa vision romantique des relations entre les hommes et les animaux marins le fut parfois au prix de sévices infligés à ces derniers ; avant de plonger dans la défense écologique des milieux aquatiques dans le dernier quart de sa vie), mais aussi avec un opportunisme qui le poussa fréquemment à accepter ce que d’aucuns auraient qualifié d’inacceptable pour pouvoir financer ses projets à la limite de la mégalomanie. C’est bien là tout le problème des génies narcissiques : aveuglés par leurs projets toujours plus faramineux, emportant tout sur leur passage, négligeant égoïstement jusqu’à leurs proches et particulièrement, dans le cas de Cousteau, sa propre femme et ses fils, rien ne semble pouvoir les arrêter.
“Je t’ai tellement admiré, papa”
(c) Coco Van Oppens.
Dans la peau de « JYC » (Jacques-Yves Cousteau) s’est glissé Lambert Wilson, dont le physique aussi sec que celui qu’il incarne n’est pas la moindre des ressemblances. A divers instants du film très scolaire de Jérôme Salle, c’est à s’y méprendre. Pierre Niney (qui incarna Yves Saint Laurent dans dans le biopic de Jalil Lespers en 2014) interprète Philippe Cousteau, le « fils préféré » et donne, dans une scène de règlement de compte œdipien avec son père, probablement le meilleur moment du film. « Toutes ces années quand je te regardais avancer comme ça, sûr de toi, ben je t’ai admiré. Parce que je t’ai tellement admiré papa ». A cet instant-là Cousteau bois la tasse, une arrête de poisson en travers de la gorge. Simone Cousteau, elle, carbure au whisky et clope comme un marin-pompier en jurant comme une poissonnière : Audrey Tautou l’incarne avec sérieux, et c’est probablement la prouesse de la faire vieillir de 40 ans en deux heures qu’il faudra seulement retenir. Le reste des seconds rôles possède la transparence d’une méduse.
Un homme à la mer
(c) Coco Van Oppens.
L’Odyssée est un « biopic » dans la veine de Molière ou de Renoir : avec un goût très contemporain pour le vintage, le film de Jérôme Salle contribue à la fixation dans le marbre lisse et sans grande saveur des personnages du patrimoine français. A ce titre, la fascination bleue marine autant que les sombres ambiguïtés du Commandant Cousteau, cet « homme à la mer » ivre des grandes profondeurs n’échappe pas à la règle. Lambert Wilson, dans un entretien au Monde, glisse à ce sujet « qu’il y a une grande part de nostalgie pour une époque révolue et fantasmée. Les jeunes voient en Cousteau l’incarnation de la France d’après-guerre, celle de l’élan reconstructeur, de la conquête. Il représente un paradis perdu, où l’homme vivait dans un état de jubilation permanent et inconscient. Tout l’inverse de notre époque terrorisante et cynique ». Un monde d’obscures fonds sous-marins autant que ceux des hommes qu’on ne peut passer sous silence, à l’heure où bon nombre d’espèces et de la flore sous-marines disparaissent, victimes de la conquête déraisonnable de l’homme-grenouille. Ce clown grotesque qui se prit un jour pour un poisson…
F.Sabourin.
Un film de Jérôme Salle. Avec Lambert Wilson, Audrey Tautou, Pierre Niney.