“C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe”, le titre de cette exposition du Musée de la Marine de Loire consacrée au commerce du sucre en val de Loire, est extrait de “Candide” de Voltaire. Dans ce célèbre conte philosophique publié en 1759, Voltaire place cette phrase dans la bouche d’un esclave noir du Surinam qui explique au héros: “Quand nous travaillons aux sucreries et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main, quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe: je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.”
C’est une dénonciation saisissante du philosophe des Lumières, de la condition des esclaves d’Amérique et du commerce négrier qui sévit depuis bientôt deux siècles entre les deux rives de l’Atlantique, appelé aussi “commerce triangulaire”, commerce qui durera encore près d’un siècle avant que l’esclavage ne soit définitivement aboli par la France en 1848.
La traite négrière et le Val de Loire
Mais que viennent faire le Val de Loire et Orléans dans ce lointain commerce de bétail humain, puisque c’est ainsi qu’étaient comptabilisés les nègres dans les registres des exploitations agricoles ? C’est ce que nous explique cette exposition du Musée de La Marine de Loire de Chateauneuf, qui avec des moyens modestes mais fort bien documentée nous rappelle qu’une partie de la prospérité du Val de Loire était due au commerce en amont de Nantes, grand port du commerce négrier, auquel les négociants de l’intérieur fournissaient les biens servant à la traite négrière, recevant en retour les matières premières très prisées venues du nouveau monde: café, cacao, coton, et surtout le sucre extrait de la canne, dont le raffinage devint une activité très rentable.
Vaisseau négrier
L’exemple d’Orléans est particulièrement mis en avant dans cette exposition, ville qui, avant d’être la ville du vinaigre, connut dès le XVIIe siècle le développement d’une prè-industrie du raffinage du sucre, produit très prisé qui était ensuite vendu sous la forme de pains de sucre emballés dans un papier bleu particulier: Orléans produisait ainsi au milieu du XVIIIe siècle les 2/3 du sucre raffiné du royaume.
Et, bien sûr, ce développement n’eut pas été possible sans qu’une part non négligeable des capitaux résultant de cette activité lucrative ne soit réinvestie par ces bourgeois enrichis dans l’armement et l’équipage de ces bateaux négriers, qui pouvaient entasser jusqu’à six cent prisonniers, entravés dans des entreponts où l’on ne pouvait se tenir debout, pour un voyage de l’abomination qui pouvait durer plusieurs semaines voire plusieurs mois.
Pains de sucre raffiné
Un riche Orléanais: Thomas-Aignan Desfriches
Raffinerie de sucre par Thomas-Aignan Desfriches
Et l’exposition du Musée de la Marine de Loire n’omet pas de présenter le plus célèbre des Orléanais enrichi par ce commerce, Thomas Aignan Desfriches, négociant, mécène et artiste, dont le Musée des Beaux Arts d’Orléans vient d’acquérir un portrait au pastel, et qui par ses talents de dessinateur réalisa la gravure d’une raffinerie dans l’esprit de l’Encyclopédie des Lumières, car cet homme cultivé n’ignorait rien du commerce négrier qui assurait la prospérité de son activité sucrière.
[…] en 1750 [partit] l’Andromaque de 250 tx, 34 hommes d’équipage, armé par Antoine Wailsh pour le compte de la Compagnie de l’Angola. Wailsh en confia le commandement à Jean Joseph Desfriches [le frère de Thomas Aignan] qui y investit des capitaux ainsi que son frère. Il acheta 460 captifs à la côte de Guinée d’octobre 1750 à mars 1751, dont 74 moururent au cours de la traversée [15 % ! mais les pertes pouvaient être beaucoup plus élevées] et les autres furent vendus à Saint-Louis et Port-au-Prince de mai à juin 1751. L’Andromaque mouilla à Nantes le 4 janvier 1752. Bien que les comptes manquent, au vu des chiffres ci-dessus, la croisière fut rentable et Locy [Jean Joseph Desfriches], compte tenu des primes et des pourcentages octroyés habituellement au capitaine, y gagna incontestablement une belle somme d’argent. En tant qu’actionnaire, Aignan-Thomas Desfriches rentra également dans ses fonds.
Extrait de “Quelques exemples d’influence du commerce atlantique à Orléans au xviii
e siècle” Patrick
Villiers Presses Universitaires de Rennes
Et quand bien même son indulgente biographe*, Micheline Cuénin, nous parle d’“un point de vue si éloignée de notre sensibilité moderne”, on peine à imaginer qu’une part significative de notre économie locale se soit bâtie sur une telle cruauté à l’égard de la population africaine**, cruauté dont dut prendre conscience Thomas Aignan Desfriches, sans doute sous l’influence des Lumières, qui à la fin de sa vie, soutint ouvertement la Révolution française alors que celle-ci promulgua dès 1789 l’abolition de l’esclavage (rétabli en 1803 par Napoléon 1°). (voir la dernière salle de l’exposition)
Voila donc une exposition simple et pédagogique qui éclaire non seulement un aspect méconnu, voire caché, de notre histoire locale, mais aussi et plus largement, ce que fut le commerce colonial de la France pendant plusieurs siècles.
Gérard Poitou
*“Mr Desfriches d’Orléans” Micheline Cuénin 334 p. ed. Les Amis des Musées d’Orléans
** On estime à environ 11 millions le nombre de personnes déportées sur trois siècles pour l’ensemble du continent américain.
NB On pourra poursuivre cette longue histoire de l’esclavage américain par une exposition très intéressante sur le siècle qui a suivi l’abolition de l’esclavage aux Etats Unis, et sur la longue marche des noirs pour l’obtention de leurs droits civiques, intitulée “The Color Line” au Musée du quai Branly-Jacques Chirac à Paris, exposition qui rend hommage aux artistes et penseurs afro-américains qui depuis un siècle et demi combattent la discrimination.