Adapté et mise en scène par Emmanuel Meirieu, La fin de l’homme rouge, d’après l’immense roman de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature en 2015, a bouleversé les spectateurs de la Halle aux Grains à Blois les 3 et 4 décembre dernier.
La petite histoire d’une grande utopie
Armée d’un magnétophone et d’un stylo, avec une acuité unique, Svetlana Alexievitch s’acharne à garder vivante la mémoire de cette tragédie qu’a été l’URSS, à raconter la petite histoire d’une grande utopie. D’une personne à l’autre, de voix en voix, l’Ukrainienne a écrit 5 livres qui n’en font qu’un seul sur l’histoire de la plus terrible des utopies.
C’est donc un texte majeur de la littérature mondiale qu’Emmanuel Meirieu a choisi d’adapter au théâtre. Grâce à la compagnie Bloc opératoire, les personnages des romans de S. Alexievitch sont devenus des hommes et des femmes de chair et d’os, des êtres vivants profondément humains qui crèvent le 4e mur pour se confier et partager leurs émotions. Parfois incrédule devant l’insigne barbarie communiste, le public comprend aussi la foi animant ces camarades pour qui, dès lors que l’on vit pour une grande cause, la mort est toujours plus belle que la vie.
La fin de la dictature du prolétariat
Sur scène dans un décor de fin du monde, 7 personnages vont livrer un bouleversant récit de ce que fut l’URSS avant et après le 26 décembre 1991 date à laquelle Mikhaïl Gorbatchev tire un trait sur 74 ans de dictature du prolétariat. Dans une continuité de récits mis bout à bout par le metteur en scène, on écoute ainsi successivement la mère d’un jeune suicidé de 15 ans (il y eut des milliers « d’ensorcelés par la mort » à la chute du régime), Anna une rescapée d’un goulag au Kazakhstan, son fils Yvan, ancien colonel de l’armée rouge, vétéran d’Afghanistan reconverti dans le business ou encore Alexandre qui survivra aux traumatismes de son service militaire.
Incarnation de l’apocalypse soviétique, le drame Tchernobyl du 14 avril 1986 est évoqué par Valentina dont le mari parti « débrancher l’électricité » reviendra irradié et mourra, comme des milliers d’autres, après d’atroces souffrances. Un sacrifice qui lui vaudra tout juste un joli diplôme … tandis que son fils sombrera dans la folie.
Ces être brisés, grandis par la douleur, donnent à comprendre l’ambiguïté profonde d’un peuple : « le 1er mai, on recevait des robes et apprenait à aimer notre camarade Staline » déclare ainsi Anna la jeune orpheline. De retour au camp d’internement de Karaganda, où sa mère, « ennemie du peuple » fut internée, elle découvre « les ossements qui remontent à la surface » et retrouve la commandante du camp avec qui elle partage un thé. On s’interroge alors sur cette résilience, expression du regret d’un monde ancien et d’une jeunesse perdue.
Il y a aussi Vassili, le bourreau, soldat de l’armée rouge chargé de tuer, chaque jour, un quota de prisonniers politiques condamnés à mort, « la mesure suprême de défense sociale ». Fier de son œuvre, il ne regrette rien : « Y a plus personne avec cette flamme au fond des yeux ; aujourd’hui, c’est la chienlit, il nous faudrait un nouveau Staline ». Au-delà des mots, que reste-t-il alors de cette époque ? « La seule valeur qui reste est celle du porte-monnaie » souffle Yvan pourtant convaincu que « la hache est toujours là prête à s’abattre ».
Groggy après ce déluge de mots, on retiendra de la Fin de l’homme rouge la direction d’acteurs exceptionnelle de Meirieu. 90 minutes durant, on a oublié que l’on était au théâtre tant on a le sentiment que celui qui raconte l’histoire l’a vraiment vécue. « Au théâtre, je crois d’abord aux mots et aux histoires pour dire ce que nous vivons, ce que nous ressentons au plus profond de nous-même » aime à dire Meirieu.
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Stéphane Balmino, Evelyne Didi, Xavier Gallais, Anouk Grinberg, Jerôme Kircher, Maud Wyler, André Wilms et la la voix de Catherine Hiegel
Interview
Emmanuel Meirieu
Le communisme est le seul projet politique valable pour sauver l’humanité de l’autodestruction
Metteur en scène de talent à qui l’on doit notamment d’adaptation De beaux lendemains de Russell Banks ou de Mon traître d’après Sorj Chalandon, le Lyonnais Emmanuel Meirieu a bien voulu se livrer à l’exercice difficile des questions directes. Celui qui est aussi le fils du grand pédagogue Philippe Meirieu ne renie pas son engagement social et affirme avec force ses convictions communistes.
Mag Centre. Comment êtes – vous devenu metteur en scène ?
E.Meirieu. Je suis issu de l’éducation populaire. Dans les années 1980, avec des collègues enseignants, mes parents ont créé un festival de théâtre amateur à Chalmazel dans la Loire. Tous les étés, j’ai été immergé sur ces plateaux de théâtre amateur. C’est à l’origine de ma vocation. Ensuite, j’ai appris sur le tas. Comme régisseur puis au sein de troupes de théâtre de rue. A mes yeux, le théâtre est d’abord un métier de tréteaux et de troupe. J’ai bien conscience d’être « le dernier des Mohicans », un dissident en quelque sorte. Mais comme Planchon Chéreau ou Lavaudant, je défends un théâtre populaire, un théâtre vivant et créateur d’émotions.
Mag Centre. Pour avoir choisi d’adapter et mettre en scène les textes de l’écrivain et journaliste Svetlana Alexievitch ?
E.Meirieu. Vous savez, j’ai grandi dans l’utopie communiste. J’ai appris à lire avec un ouvrier marocain qui vendait l’Humanité. Très jeune, j’ai milité contre les escadrons de la mort en Amérique centrale, pour la théologie de la libération. Je me souviens par exemple de Freddy Alvarez. Aujourd’hui, je vois ce monde et ses valeurs de justice et d’égalité disparaître un peu plus chaque jour. Ce rêve d’un monde meilleur est sans cesse dénoncé et méprisé. Mais l’utopie reste en moi.
Ma Centre. Votre mise en scène n’élude pourtant pas la barbarie stalinienne … que représente le système communiste pour vous : le goulag ou une forme d’accomplissement de l’homme ?
E. Meirieu. La fin de l’homme rouge n’est pas un spectacle de propagande. Il faut toujours regarder la face noire de l’histoire. Le communisme est un idéal qui a été perverti par le stalinisme mais la crédibilité politique du projet existe toujours. Le communisme est le seul projet politique valable pour sauver l’humanité de l’autodestruction. La Fin de l’homme rouge est au contraire, le spectacle d’un croyant. J’ai voulu montrer les petits pris dans le tourment de l’histoire au travers une mise en scène proposant un dénivelé émotionnel. Le film vidéo projeté pendant la pièce, la lumière et la musique originale de Raphaël Chambouvet renforcent la puissance du récit de Svetlana Alexievitch.
Mag Centre. Quels sont vos projets ?
E.Meirieu. Produite par La Criée-théâtre national de Marseille, la pièce marche bien avec déjà plus de 70 représentations sur tout le territoire national dans le réseau des scènes labellisées comme la HAGn scène nationale de Blois, dont je remercie la directrice Catherine Bizouarn pour son soutien. J’espère qu’elle pourra voyager dans des pays européens. Parallèlement, je travaille sur l’adaptation de la Dernière tentation du Christ de Níkos Kazantzákis. En tant que croyant et communiste, je suis convaincu que la religion catholique et cette idéologie portent la même foi dans l’homme. N’est-il pas écrit dans l’Evangile que les derniers seront les premiers ? Pour moi, la parole de Jésus de Nazareth est aussi insurrectionnelle que celle de Lénine.
Propos recueillis par Jean-Luc Vezon
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