Emmanuel Macron visite aujourd’hui la Nouvelle-Calédonie, quelques mois avant le référendum décisif de novembre. « Voulez-vous que la Nouvelle Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? » C’est la question qui sera posée aux Calédoniens le 4 novembre prochain. Cette petite phrase interrogative apparaissait comme un soulagement victorieux dans la bouche du premier ministre Édouard Philippe, le 27 mars dernier. Elle met un terme aux négociations entre les signataires de l’accord de Nouméa qui, il y a 20 ans, marquait la fin de l’affrontement entre indépendantistes et souverainistes, entre peuple autochtone et immigrés, entre noirs et blancs.
« On a craché du sang mais on y est arrivé ! » soufflait Philippe Gomez, député non indépendantiste à l’issue des débats.

© Musée de Royan
Vivre ensemble ?
Et on espère aujourd’hui que le référendum d’autodétermination sur l’avenir de la Nouvelle Calédonie marquera la fin d’une longue marche vers la réconciliation de tous les habitants de l’archipel océanien, le début d’un destin commun.
« Nous sommes au bout d’une trajectoire qui commence au moment où les kanaks entrent dans le champ politique, à la fin de l’indigénat » dit Roch Wamitan, président kanak du groupe UC-FLNKS, indépendantiste. « Cette entreprise singulière de décolonisation dans le cadre de la République n’a pas de précédent : elle dérange donc ceux qui sont mus uniquement par des préjugés idéologiques. » écrit Jean François Merle, ex conseiller de Michel Rocard. Que de concessions, que de morts pour enfin vivre un grand moment de maturité politique, que le monde entier observe (1) !
Une maturité acquise dans la douleur. Une grande leçon d’humanité contemporaine qui repose solidement sur le respect des traditions ancestrales. C’est cette histoire-là qu’il est nécessaire de garder en mémoire. L’aspect noir d’un problème blanc, selon l’expression empruntée au caldoche Max Chicot, proche des indépendantistes.
De l’identité kanak à l’indépendance
La Nouvelle Calédonie est française depuis 1853. Présentes depuis 3 millénaires sur le caillou, les populations mélanésiennes n’ont acquis leurs droits civiques qu’en 1946 avec le statut de territoire d’outre-mer. C’est ce qu’on appelle la fin de l’indigénat.
Ce système n’avait pas seulement enfermé les kanak dans des réserves. Il a entraîné le repli des consciences, l’assèchement de la fierté identitaire, l’isolement communautaire.
En 1969, autour d’une poignée d’étudiants kanaks qui revenaient de Paris où ils ont vécu les événements de mai 1968, un mouvement s’organise : les Foulards Rouges. « Il marque la résurrection inattendue de l’univers kanak », lance Nidoïsh Naisseline, son fondateur, fils d’un grand chef coutumier gaulliste engagé. Le jeune Nidoïsh a étudié la sociologie à Paris-Censier. Il a 24 ans. Pour lui et ses amis, « les foulards rouges » n’était pas un parti politique. C’était « le parfum de la beauté kanak », refoulée par tant d’années de colonisation, une révolution culturelle.
Dans les rues de Nouméa, des jeunes kanak au foulard rouge érigent des barricades. Ils prenaient conscience qu’ils étaient des citoyens à part dans leur propre pays. Alors, arrestations et brutalités à l’encontre des jeunes mélanésiens se multiplient. C’est l’escalade de la révolte. Les mouvements politiques s’organisent dans les tribus sous l’impulsion de cette élite.
« …Des millénaires
Ils ont parlé écrit décidé
Pour toi
A ta place
Ô ma mère ô ma sœur
Il est grand temps d’arrêter
Et le manège
Et le carnage. »
Dewe Gorode, poèmes
Nous sommes en plein boum du nickel qui attire des populations nouvelles venues des archipels voisins, de la péninsule indochinoise et bien sûr d’Europe. La société calédonienne est bouleversée par l’arrivée de ces migrants encouragée par les autorités françaises.
Le 25 juin 1975, les foulards rouges se prononcent pour l’indépendance kanak. Le concept est pour la première fois lancé dans l’espace public. Début septembre de la même année à Nouméa, 6000 personnes assistent à l’ouverture du premier festival des arts mélanésiens. Le président du comité d’organisation est un certain Jean Marie Tjibaou. Il prend pour exemple l’action des femmes qui travaillent à embellir les villages kanak désertés par les hommes partis travailler à la mine. Ce mouvement social se nomme : « Pour un souriant village mélanésien ».
Critiqué par les partis indépendantistes, Tjibaou prend la culture comme arme politique. Le festival reçoit 30 000 visiteurs ! C’est un succès retentissant, fondateur. Pendant ce temps, la répression contre les militants anti-coloniaux s’intensifie. Et en même temps, des jeunes cadres kanak pénètrent l’appareil institutionnel calédonien comme Yeiwene Yeiwene à l’aviation civile.
La France si loin, si proche
L’arrivée de François Mitterrand au pouvoir suscite un immense espoir pour l’évolution des institutions en faveur des populations autochtones. Au contraire, c’est la stupeur chez les non indépendantistes. Le 19 septembre 1981, deux mois après la visite du nouveau président de la république en Nouvelle Calédonie, le secrétaire de l’Union Calédonienne, Pierre Declercq, un métropolitain installé sur le caillou depuis 1968, est assassiné à son domicile. L’enquête est bâclée. Le meurtre n’a toujours pas été élucidé. Le kanak Éloi Machoro lui succède. C’est le début d’une longue période de troubles appelée pudiquement « les événements de Nouvelle Calédonie ».
En 1982, grâce à une coalition entre les indépendantistes et une formation non-indépendantiste, Jean Marie Tjibaou forme un nouveau gouvernement territorial. Pour la première fois, les kanak sont majoritaires dans une institution dépositaire d’un pouvoir. « Nous avons pris conscience du marché. Nous avons compris que pour réformer le pays, les postures morales ne suffisent pas. » reconnaît N. Naisseline (3).
Les tensions ne retombent pas
En 1984, le FLNKS, Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste, est créé. Il rassemble plusieurs formations indépendantistes et porte Jean Marie Tjibaou à sa présidence. Il appelle à boycotter activement les élections territoriale qui suivent. Éloi Machoro brise une urne de vote avec une hache. Il est à l’origine des barrages routiers qui paralysent l’activité économique dans le sud de la grande terre. En janvier 1985, rejetant le résultat du scrutin, un gouvernement provisoire de Kanaky est créé. Tjibaou en est le président, Yeiwene Yeiwene ministre des finances, Machoro ministre de la sécurité et de l’intérieur. En réponse, des milices anti-indépendantistes fomentent des émeutes à Nouméa. Éloi Machoro est abattu dans une ferme par le GIGN. L’état d’urgence est décrétée.
Le calme revient avec la loi Fabius-Pisani ; un nouveau découpage territorial ; les indépendantistes sont victorieux dans 3 provinces sur 4. Puis, c’est la première cohabitation à Paris et l’espoir d’une revanche pour les amis du maire de Nouméa, le RPCR Roger Laroque. Le 13 septembre 1987, Jacques Chirac premier ministre de la cohabitation confie l’organisation d’un référendum à son ministre Bernard Pons. Le corps électoral est très défavorable aux indépendantistes qui boycottent la consultation. La participation est de 58% des inscrits. 98,3% des votants sont favorables au maintien de la Nouvelle Calédonie dans la République.
Le drame de la grotte de Gossanah à Ouvea
Depuis le début de l’année 88, les gendarmes sont pris pour cibles par les militants du FLNKS. Après Poindimié en février, c’est l’île d’Ouvea en avril qui est le théâtre d’une prise d’otages. Le 25, l’île est décrétée « zone militaire de guerre ». Un commando d’indépendantistes kanak retient 16 gendarmes dans une grotte au nord de l’île. Le FLNKS de Tjibaou et de Yeiwene Yeiwene négocie la libération des otages mais ne maîtrise pas la situation. L’assaut des forces spéciales de l’armée française est donné le 5 mai, entre les 2 tours de l’élection présidentielle : 19 indépendantistes sont tués, dont 12 d’une balle dans la tête. 2 militaires sont tués.
Mitterrand est réélu. Sur l’ensemble du territoire calédonien, il n’obtient que 5% des suffrages. Jacques Chirac 90% ! Au bord de la guerre civile, Michel Rocard nommé premier ministre lance une mission de dialogue qui aboutira à la signature d’un accord tripartite. C’est la fameuse poignée de main entre Tjibaou et Lafleur. Amnistie pour les preneurs d’otages et pour les militaires impliqués dans les morts suspectes.
Le rééquilibrage en faveur du monde mélanésien est au cœur des accords de Matignon signés quelques mois plus tard. Il prévoit le gel du corps électoral aux « populations intéressées par l’avenir de la Nouvelle Calédonie », la répartition inégalitaire des crédits de l’Etat en faveur des zones économiquement moins développées. Les accords prévoient officiellement la spécificité mélanésienne : agence de développement, sénat coutumier et construction d’un Centre Culturel Mélanésien.
Cependant, le grand chef Nidoïsh Naisseline déclare alors : « Les accords de Matignon ont mis fin au rêve nationaliste d’un pays uniquement kanak ». Et dans les cases kanak, c’est le désaccord qui gronde. On n’oublie pas les morts. La succession des élections nationales et territoriales entre 1981 et 1988 n’a pas permis aux calédoniens d’engager un légitime processus de réconciliation.
Une année passe. En ce début de mai 1989, on se prépare pour la commémoration des événements du massacre d’Ouvea. La situation est calme en Calédonie. Ce drame a été un tel choc ! Plus jamais ça en kanaky ! Il faut trouver une autre voie à la violence pour acquérir l’indépendance, entend-on. « Il faut que les gens comprennent qu’on ne peut plus recommencer Ouvéa », affirme Yeiwene Yeiwene dans une interview téléphonique à une radio martiniquaise, le 4 mai 89 (4). Il ignorait à ce moment-là qu’il tomberait quelques heures plus tard au côté de Tjibaou, assassinés par un militant kanak qui les accuse de trahison. Un drame encore après le drame.
Ils assistaient à la cérémonie de levée de deuil coutumier. Savaient-ils que la poignée de main de Matignon avait un prix : la mort ?
« …d’immenses voix à tout jamais éteintes, des foyers dispersés au vent; tout ce bousillage, tout ce gaspillage, l’humanité réduite au monologue et vous croyez que tout cela ne se paie pas ? » Aimé Césaire, discours sur le colonialisme.
Désormais, plus personne sur le territoire ne peut pas ne pas tenir compte de la revendication kanak, « l’aspect noir du problème blanc ». Les dix années qui suivent furent une période de construction, la mise en place des institutions provinciales, l’essor et le rééquilibrage économique. Congrès après congrès, les positions de chacun s’affirment. Emancipation dans la République versus état associé. Une solution consensuelle pour le RPCR non indépendantiste versus indépendance négociée pour l’Union Calédonienne qui demande à l’Etat un geste fort visant à régler le contentieux colonial.
Frédéric Angleviel, dans son histoire de la Nouvelle Calédonie (5) écrit : « Il est à noter que le nombre de morts entre d’une part les anti-independantistes et les forces de l’ordre et d’autre part les indépendantistes, s’équilibre. Cet équilibre du malheur facilita sans doute le retour au calme. »
Une communauté de destin
La construction du Centre Culturel est confiée à Renzo Piano. Le célèbre architecte italien fait de nombreux séjours sur le caillou, dans les tribus, pour s’imprégner des valeurs culturelles mélanésiennes. Il réussit à bâtir un monument qui s’impose comme une évidence, une œuvre naturelle, un chemin initiatique entre terre et mer et ciel.

Centre culturel Tjibaou
Son inauguration le 4 mai par Lionel Jospin, premier ministre, marquera l’année 1998. Un nouveau cycle commence avec la signature, quelques jours avant, de l’accord de Nouméa qui jette les bases d’une communauté de destin. Un moratoire de 20 années doit permettre de constituer une citoyenneté calédonienne. 20 années pour transférer toutes les compétences exercées par un état à l’exception des compétences régaliennes
L’accord reconnaît les lumières et les ombres de la période coloniale : le traumatisme durable des populations d’origine et l’engagement des populations venues volontairement ou contre leur gré au cours des XIXème et XXème siècles. Sur un plan juridique, il ouvre des perspectives inédites. « C’est un texte de réconciliation » affirme Lionel Jospin. « Nous avons bâti un projet de société » ajoute Pierre Frogier, alors député-maire RPCR du Mont-Dore. L’identité kanak est durablement… reconnue par l’Etat impartial et l’opposant historique. Le grand chef Nidoïsh Naisseline avait dit après Matignon en 1988 (3) : « Ici, c’est chez nous. Venez partager ce pays-là avec nous ».
La citoyenneté calédonienne
« Le corps électoral est au coeur des enjeux en Nouvelle-Calédonie où toutes les crises depuis les années 1980, à des degrés divers de gravité, ont eu pour origine cette problématique. » FranceO.
Le système électoral calédonien se caractérise en effet par la coexistence de trois listes. Une, dite générale, pour les élections nationales françaises, ouverte à tous les Français résidant sur place depuis au moins six mois. Une, dite provinciale, pour élire les membres des assemblées de province et du Congrès. Une dernière, dite spéciale, pour la consultation.
Il faut d’abord être inscrit sur la liste générale pour pouvoir l’être sur la liste spéciale, mais les critères sont plus restrictifs. Pour les non-natifs en Nouvelle-Calédonie et n’ayant pas un parent qui y soit né, il faut y être arrivé avant le 31 décembre 1994 et justifier de vingt ans de domicile en continu. Ces conditions visent à « figer » le corps électoral du référendum pour que les populations originaires du pays ne soient pas submergées par les nouveaux arrivants.
Environ 158 000 électeurs sont susceptibles de prendre part au scrutin référendaire le 4 novembre prochain. Les mélanésiens ne sont pas majoritaires dans la société calédonienne :
Composition ethnique (2014) |
|
Kanak |
39,05 % |
Européens |
27,24 % |
Autres (Calédoniens, etc.) |
8,69 % |
Métis |
8,56 % |
Wallisiens-Futuniens |
8,16 % |
Tahitiens |
2,09 % |
Indonésiens |
1,44 % |
Ni-Vanuatu |
0,96 % |
Vietnamiens |
0,93 %
|
Autres asiatiques |
0,44 % |
Cyril Morat, pour son mémoire de DEA de géographie, a étudié la population de Poya, la seule commune de Nouvelle Calédonie qui partage son territoire entre la province sud et la province nord: 80% est métissée ! Tous assument être de cette terre là ! Au dernier recensement, la ville de Dumbea, dans la banlieue de Nouméa compte 31812 habitants : 45% ont moins de 25 ans ! La population calédonienne , celle concernée par l’avenir du territoire, a changé depuis 30 ans. Les enfants des villes et ceux des tribus vont à la même école.
Les kanak, en campagne depuis janvier 2018 dans le quotidien local les Nouvelles Calédoniennes, le savent : “Nous arrivons dans une période où il faut transformer tous les acquis du combat politique, résume le porte-parole du Palika, Charles Washetine.Nous avons, au lendemain de l’indépendance, un projet à proposer au peuple calédonien.” “…Nous engagerons un long processus coutumier à l’égard de toutes les familles aspirant à vivre dans notre pays, y compris l’Etat français que nous ne rejetons pas”, a déclaré M.Goa, actuel secrétaire général de l’Union Calédonienne.
Le vieux Cuki de Maré, s’adressait à tous les enfants du territoire, lors d’une fête à Guahma : « …vous avez voyagé, vous avez appris… maintenant il faut planter tout cela et les fruits qui sortiront seront utiles pour votre pays ». (3)
Voilà ce que la culture kanak qui écoute les vieux apporte à cette phase historique du pays : c’est le partage de sa relation à la terre. La terre fleurie des anciens est aussi une terre de nickel : l’exploitation et la transformation du minerai sont les seuls secteurs de l’économie locale capables d’apporter le plein emploi à cette jeunesse et donc à son indépendance.
La Calédonie ou la Kanaky a retrouvé sa mémoire. Elle a fait preuve d’imagination pour s’inventer un avenir. La raison l’emportera-t-elle ?
Philippe Voisin.
Photos de Patrick Mesner,
extraites de son exposition « histoire et peuplement de la Nouvelle Calédonie »
ouverte à la location – www.lescarnetsdusud.com
Notes
(1) L’ONU a inscrit la Nouvelle Calédonie sur la liste des territoires à décoloniser le 2 décembre 1986. Une visite de la délégation de son comité de suivi a eu lieu du 12 au 24 mars dernier.
(2) Le mot kanak vient du polynésien kanaka qui veut dire homme. Il a été utilisé par les premiers marins et colons qui parcouraient les îles du Pacifique. Le mot canaque revient dans le vocabulaire courant dans les années 70 avec des groupuscules issus de l’Union calédonienne.
(3) les propos du grand chef kanak Nidoïsh Nasselin, décédé le 3 juin 2015, sont rapportés par Walles Kotra dans son livre « Nidoïsh Naisseline, de cœur à cœur » éditions au vent des iles.
(4) Dans « Yeiwene Yeiwene, construction et révolution de Kanaky » de Hamid Mokaddem – éditions transit
(5) Histoire de la Nouvelle Calédonie, nouvelles approches, nouveaux objets – Frédéric Angleviel – L’Harmattan
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